Publié le 25 Novembre 2013

 

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Larry Clark sans titre 1978

 

Avant, je méprisais l’argent parce que je ne savais pas ce que c’était. Dans notre famille, on n’avait pas le droit de parler d’argent. C’était honteux. Nous avons grandi dans un pays où on peut dire que l’argent n’existait pas. Je touchais mes cent vingt roubles, comme tout le monde, et cela me suffisait. L’argent est arrivé avec la perestroïka. Avec Gaïdar. Le vrai argent. Au lieu de « Notre avenir, c’est le communisme ! », il y avait partout des pancartes avec « Achetez... Achetez... » (...) Cela a été la fin de nos veillées dans les cuisines, et le début de la course après l’argent, après les petits boulots... L’argent est devenu synonyme de liberté. Cela affectait tout le monde. Les plus forts et les plus agressifs se sont lancés dans le business. On a oublié Lénine et Staline. C’est comme ça qu’on a évité la guerre civile, sinon, il y aurait de nouveau des Rouges et des Blancs. (...) On s’est mis à vivre ! Nous avons choisi de vivre mieux. Personne n’avait envie d’une belle mort, tout le monde voulait avoir une belle vie. Quant au fait que le gâteau n’était pas assez gros pour tout le monde, ça, c’est un autre problème...

 

Tiré des bruits de la rue et des conversations de cuisine (1991-2001)

La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement  de Svetlana Alexievitch

 

 

Damia C'est mon gigolo (1929)

 

En juin 2012, après avoir réaffirmé la volonté du gouvernement de se donner les moyens "d’abolir la prostitution", la ministre des Droits des femmes et porte-parole du gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, avait promis d’organiser une «conférence de consensus» à ce sujet, montrant ainsi au moins qu’elle savait « choisir ses mots, et sans jeu de mots »[1].

Ce cap prohibitionniste a sans doute reçu le plein soutien du président Hollande qui, au cours de la campagne électorale, avait promis de supprimer le délit de racolage passif édicté sous Sarkozy mais en rajoutant : "chacun a bien sûr le droit de disposer librement de son corps, mais le fait qu'un client ait le droit de disposer librement du corps d'une autre personne parce qu'il a payé, dans les textes internationaux, est une atteinte aux droits humains. C'est dans cette logique qu'il convient de débattre de la pénalisation de ceux qui portent atteinte à ces droits humains".  
 

Dans un éclair de lucidité, l’exécutif a toutefois dû réaliser que le consensus serait introuvable et qu’il était inutile, vu son impopularité actuelle, d’être directement exposé sur ce projet : le bébé a donc été refilé à une députée PS convaincue de la justesse de la cause et ravie de connaître enfin « son quart d’heure de célébrité mondiale ». Maud Olivier, puisqu’il faut bien la nommer, a su trouver quelques députés PS, écologistes et UMP afin de l’accompagner dans la rédaction d’une proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel ».


[1] Le Canard enchaîné du 27/6/2012

 

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  Jeune et jolie de François Ozon

 

Cette proposition reprend les ambitions fixées par Vallaud-Belkacem dès son arrivée aux « Droits des femmes » : suppression du délit de racolage passif, pénalisation des clients et aide à la sortie de la prostitution.

Rien à dire sur l’abrogation du délit de racolage passif édicté sous Sarkozy qui a transformé les prostituées de rue en délinquantes, et dont le bilan est globalement négatif. Dans la majorité présidentielle, il n’y a guère que Notre Dame du Poitou pour déclarer y être opposée au motif que les proxénètes en profiteraient, ce qui est de toute évidence une contre-vérité puisqu’on sait maintenant que le délit de racolage passif n’a pas fait baisser les gardes à vue pour proxénétisme. La suite de sa déclaration témoigne qu’elle est capable aussi parfois de bon sens : «Je suis tout à fait défavorable à cette loi», a-t-elle répété. «Et dans le contexte actuel (...), toutes nos énergies doivent être concentrées sur la bataille de l’emploi».

 

 

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Leon Levinstein

Scène de rue, jeune homme adossé à une vitrine New York 1972

 

La pénalisation des clients, le cœur du dispositif, vise à faire chuter la « demande » de passes en rééduquant le client à coup d’amendes très dissuasives en l’état des salaires moyens en France (1500 euros puis 3000 euros en cas de « récidive ») et de « stages de sensibilisation ». On ne soulignera même pas la tartufferie qui consiste à autoriser l’offre (suppression du délit de racolage passif) tout en interdisant la demande (pénalisation du client).

 

Comme ces mesures pourraient rendre plus difficile de gagner sa vie en se prostituant (c’est l’objectif), un troisième pilier, « le plan social » en quelque sorte, est prévu pour permettre aux « travailleurs du sexe » de pouvoir continuer à payer leur loyer ou à rembourser leur crédit en les reconvertissant dans une nouvelle activité.

 

 En fine politicienne, Vallaud-Belkacem auditionnée par la commission parlementaire chargée de l’examen de la proposition de loi (avant sa discussion dans l’hémicycle le 27 novembre) « est très rapidement passée sur la question de la pénalisation du client, point le plus polémique de la proposition de loi » (...) et « a préféré insister sur les aides à la sortie de la prostitution prévues par la loi, indiquant qu’elle s’engageait à ce que le gouvernement donne des moyens pour ce volet. Selon ses calculs, de 10 à 20 millions d’euros seraient nécessaires. »


En l'état des revenus que procure la prostitution y compris au bas de l'échelle dans la rue, et du niveau trop faible des salaires versés dans notre pays, on est très curieux de savoir dans quels gisements de "bullshit jobs" aussi bien payés que la prostitution, la ministre des droits de la femme compte les reconvertir. Les 3 millions de chômeurs et les 9 millions de pauvres de notre pays aussi d'ailleurs, ça pourrait les intéresser.

 

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Lou Reed est mort en faisant du Taï Chi

(Photo de l'album Transformer 1972)

 

Dès son lancement, ce projet m’a déplu au plus haut point. Non pas à titre personnel, car je n’ai jamais eu recours au commerce sexuel, et je ne crois pas être parti pour le faire, même si j’ai depuis longtemps fait mien le dicton selon lequel « il ne faut pas dire : fontaine je ne boirai pas de ton eau ».

 

Il m’a déplu d’abord parce qu’un examen raisonné du sujet, qui laisse s’exprimer les différentes parties à l’activité de prostitution, en premier lieu les prostitués eux-mêmes (ce qu’on a eu tout le loisir de faire dans les quatre derniers mois étant donné le nombre d’articles contre ce projet), conduit forcément à la conclusion qu’il ne faut surtout pas l’adopter, car non seulement il n’atteindra pas son objectif (la disparition de la prostitution) mais rendra encore plus difficile et plus risquée la vie des personnes qu’il entendait protéger, avec en prime, une augmentation de l’arbitraire policier[1].

Or les porteurs du projet ne semblent jamais entendre ces arguments ou les minorent, manifestant ainsi un flagrant déni de la réalité ; si ce n’est pas de l’idéologie, de quoi s’agit-il ?

Comment ne pas interpréter alors cette entreprise comme un acharnement paternaliste et moralisateur contre ceux qui n’ont trouvé à monnayer que des services sexuels dans une économie de marché de plus en plus tentaculaire et impitoyable ?


[1] Conclusion à laquelle aboutissent les Nouveaux Démocrates de Birgitte Nyborg dans l’épisode 5 de la saison 3 de la série Borgen

 

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Anders Petersen St Etienne 2005

A la BNF Richelieu

 

Ce projet me déplaît ensuite parce qu’il constitue une immixtion des pouvoirs publics dans nos vies privées, et dans ce qu’on a de plus privé, notre vie sexuelle entre majeurs consentants. Il faut sans doute voir là la réaction de quelqu’un qui n’a pas oublié que c'est seulement en 1982 qu'il a été mis fin par la gauche mitterrandienne à la discrimination qui donnait la majorité sexuelle dès 15 ans aux hétérosexuels et à 18 ans pour les homosexuels, que l'homosexualité a été retirée des maladies mentales seulement depuis 1990, et qu’en 1987 le ministre de l’intérieur Charles Pasqua avait tenté pour endiguer « le laxisme moral » des socialistes, de faire interdire le magazine Gai Pied Hebdo.

 

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Quartier rouge à Amsterdam

 

Enfin, ce projet m’exaspère particulièrement parce qu’il est porté par la gauche à qui j’ai donné mon bulletin de vote, laquelle m’oblige à subir cet agenda médiatique digne de la droite néoconservatrice américaine, alors qu’on ne distingue toujours pas chez cette équipe au pouvoir une ligne mobilisatrice pour un avenir meilleur dans notre pays.

 

 

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Manifestation de travailleurs du sexe le 26 octobre 2013

Photo : Thomas Samson pour l'AFP

 

« Aujourd’hui la prostitution, demain la pornographie : qu’interdira-t-on après-demain ? » se demande à juste titre « le manifeste des 343 salauds ».

Abolition de la prostitution, piège à cons ! 

 

 

Infected Mushroom The Shen 2000

 

 

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  NGT / Droit aux putes

 

Halte au triomphe de l’interdit

par Frédéric Beigbeder

Prostitution : l'hygiénisme social ne suffit pas

par Esther Benbassa 

L'Etat n'a pas à légiférer sur la sexualité des individus

Elisabeth Badinter 

Abolir la prostitution, ou lutter contre l'immigration ?

Eric Fassin

Peut-on consentir à se prostituer ?

Frédéric Joignot pour le Monde du 30/11/13

Prendre le droit au travail sexuel au sérieux

Ruwen Ogien

Du droit des putes à disposer d'elles-mêmes

Marcela Iacub

 

Tubes et culture porno  

(Place de la Toile sur France Culture)

 

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Rédigé par Thomas Querqy

Publié dans #XX, #sex, #économie, #idéologie, #politique

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