Publié le 2 Juin 2015

 Yinon dans la série "Hatufim" par Yonathan Uziel

Yinon dans la série "Hatufim" par Yonathan Uziel

Cheba Djenet "Matajoubdouliche"

Épicuriens ou stoïciens, tous les sages enseignaient que la fortune est changeante, imprévisible, et qu'on doit être prêt à perdre tous ses biens sans murmurer, mais aucun n'aurait conseillé ni même imaginé de s'en défaire volontairement. Tous considéraient le loisir, le libre usage de son temps, ce qu'ils appelaient l'otium, comme une condition absolue de l'accomplissement humain. L'un des plus célèbres contemporains de Paul, Sénèque, dit là-dessus quelque chose d'assez mignon, c'est que si par malheur, il se trouvait réduit à travailler pour vivre, eh bien il n'en ferait pas un drame : il se suiciderait, voilà tout. [...]

Emmanuel Carrère "Le Royaume"

Il (Martial) est célibataire, sa maisonnée se réduit à deux ou trois esclaves, ce qui est un minimum : si on n'a pas au moins ça, c'est qu'on est un esclave soi-même. Lui-même dort dans un lit, ses esclaves sur des nattes, dans la pièce d'à-côté. Ce ne sont pas des esclaves de luxe, achetés cher, mais il les aime beaucoup, les traite gentiment, couche gentiment avec eux. Son vrai luxe, c'est sa bibliothèque, composée de rouleaux de papyrus à l'ancienne et aussi de codex, ces liasses de feuilles reliées, écrites recto verso, qui à ce détail près que le texte n'est pas imprimé mais copié à la main sont des livres au sens moderne du mot. [...]
Martial est un homme de lettres, vaniteux comme tous les hommes de lettres, mais à part ça sympathiquement glandeur, plus soucieux de ses plaisirs que de sa carrière, une version romaine du neveu de Rameau. Sa journée idéale, qu'il fasse beau qu'il fasse laid, consiste à flâner le matin, traîner dans des librairies, choisir au marché le dîner – asperges, œufs de caille, roquette, tétines de truie – qu'il offrira, le soir, à deux ou trois amis avec qui il échangera des ragots en asséchant une jarre de vin de Falerne – vendanges tardives, son préféré. L'après-midi, il le passe aux bains. Les bains, il n'y a rien de mieux : on s'y lave, on y sue, on y cause, on y joue, on y fait la sieste, on y lit, on y rêve. Certains aiment mieux le théâtre ou les jeux du cirque : pas Martial. Il pourrait passer sa vie entière aux bains, d'ailleurs c'est plus ou moins ce qu'il fait. Mais ce plaisir, ces plaisirs se paient d'une corvée, qui est le lot et le cauchemar de la majorité des Romains : la visite matinale au patron. […]

Emmanuel Carrère "Le Royaume"

Le Caravage "la conversion de Saint Paul" - détail (vers 1604)

Le Caravage "la conversion de Saint Paul" - détail (vers 1604)

L'extension de l'emprise du secteur marchand depuis trois décennies sur bientôt tous les aspects de notre vie, à savoir que tout finit par avoir un prix, me fait craindre qu'un jour on nous fasse payer l'air qu'on respire. C'est fait. Désormais, pour prendre l'air dans le parc Güell à Barcelone, il faut débourser 8 euros.

En 2012, la mairie avait justifié cette nouveauté par « la nécessaire préservation du site face au tourisme de masse et par le financement de l’entretien du parc et la création de 50 emplois ». Si je comprends bien la nécessité de gérer l'impact du tourisme de masse, comme l'ont répété les associations hostiles au projet, il y avait d'autres moyens d'en financer le coût. Pour les flux, « le marché » est redoutablement efficace : 6,5 millions de personnes en moins en 2014 (9 millions en 2013, mais plus que 2,5 millions en 2014), dont les barcelonais, puisque seuls les habitants des quartiers bordant le parc peuvent obtenir une carte d'accès gratuit. Qu'à cela ne tienne, la mairie est très fière d'annoncer que le parc a été rentable puisqu'il a rapporté 14,3 millions d'euros et que la régulation de la zone payante a coûté 7,8 millions d'euros, comme si la fonction d'un parc était d'être rentable !

Les thermes romains étaient publics et gratuits, à savoir qu'ils étaient financés par les pouvoirs publics (à Rome par l'Empereur) et par les riches. On comprend sans peine que le poète Martial, qui vivait chichement, y passait une bonne partie de son temps.

De nos jours, ce qui s'en rapproche de loin le plus, ce sont le sauna et le hammam.

Alix par Jacques Martin

Alix par Jacques Martin

Dans un coin de la Goutte d'Or bordant les voies ferrées, récemment, j'ai découvert par hasard l'Institut des Cultures d'Islam. Une exposition de photographies me donna une raison d'y pénétrer. Le lieu propose un programme étoffé d'expositions d'arts visuels, de spectacles vivants, de conférences, mais aussi d'activités et de formations. Cerise sur le gâteau, il y a même un Hammam et un café. « Parfait pour faire mieux se connaître musulmans et non musulmans du quartier, ai-je pensé, c'est le genre d'institution dont on a plus que jamais bigrement besoin. »

N'ayant rien à faire dans la salle de prière, avant de repartir, je suis descendu au sous-sol me renseigner sur les tarifs du hammam et les horaires des hommes. Hélas, il est permis de douter que la plupart des habitants d'un quartier qui reste encore très populaire, aient les moyens de le fréquenter.

Comme je m'enthousiasmais malgré tout de cette nouveauté, une collègue de travail d'origine maghrébine fit la moue : « Va savoir qui il y a derrière ça ! Rien de bon sans doute. » Vérification faite sur le site : c'est un établissement culturel de la mairie de Paris, acteur en dessous de tout soupçon, le hammam par contre a été concédé à un acteur privé, … sans subvention.

 

Dans toutes les salles de sports du réseau auquel je suis abonné pour une somme prohibitive, notamment en considération du temps que j'y passe, on trouve à côté des douches un sauna.

Ici, le sauna est aux thermes ce que Macdonald est à la gastronomie. D'abord, il y a le concept : la petite cabane en bois qui ne fait pas spontanément penser aux hauteurs sous plafond des thermes de Caracalla. Alors forcément, l'habitacle est vite bondé : claustrophobes et agoraphobes s'abstenir ! Après, on peut certes y suer, et même aussi s'y faire suer un peu gêné car le silence est la règle implicite. La sudation est parfois pénible pour le palpitant des plus fragiles ; en effet, un grand nombre d'usagers refusent d'accepter qu'il ne s'agit pas d'un hammam (à chaleur humide) mais d'un sauna (à chaleur sèche) : la plupart du temps sans même dire bonjour ni demander l'avis du reste de l'assemblée, leur premier geste en entrant est d'arroser les pierres chaudes du poêle, ce qui a pour effet immédiat de rendre l'air encore plus brûlant. Que deux de suite fassent cela et il vous faut prendre vos jambes à votre cou.

Ces saunas sont enfin dépourvus de l'essentielle salle de repos où terminer de transpirer avant de se doucher une dernière fois et repartir. Au mieux, on pourra s'il est inoccupé, profiter de l'unique transat en plastique au milieu du passage.

Inutile de dire que je ne fais un passage au sauna que lorsque je traine une crève, histoire d'éliminer, c'est en général assez efficace pour s'en défaire plus rapidement (une habitude d'enfance : mon père nous fourrait au sauna en cas de rhume).

Harry Gruyaert YEMEN. Sanaa. Scène de rue 1995.

Harry Gruyaert YEMEN. Sanaa. Scène de rue 1995.

La dernière fois, en pénétrant dans le sauna du club, surpris par la pénombre de backroom qui y régnait, je me suis immobilisé pour laisser mes pupilles s'ouvrir au maximum. J'ai alors deviné dans le coin un mec assis, le crâne rasé, jeune (j'entends beaucoup plus jeune que moi) puis j'ai remarqué qu'il était nu (beau paquet ma foi !). Un des rares mecs du cours nous a rejoint, puis un autre vieux (comprenez plus vieux que moi). J'engage une conversation où j'apprends que mon jeune voisin a eu des problèmes de santé et beaucoup de stress avec la naissance de son fils et qu'il a été sauvé par le yoga et l'ostéopathie. Lorsque le gars m'a laissé seul dans la cabane en s'excusant, je lui ai lancé : « Allez, va t'occuper de ton môme ! » Il m'a alors répondu : « Ah non pas ce soir, c'est son 2e papa qui s'occupe de lui».

On a toujours raison de tenter de lier conversation.

Pix par Antonio Da Silva (non explicit trailer)

« Peut-on être heureux sans travailler ? » se demandait Philosophie Magazine dans son numéro du joli mois de mai. Voilà une question que tous ceux qui recherchent désespérément un travail ou plus de travail ou luttent pour le conserver, trouveront bien idiote (certains de plus en plus nombreux sont même réduits à faire le choix douloureux du déracinement pour tenter leur chance et celle de leurs enfants en émigrant). Le plus grand nombre qui travaille pour (sur)vivre puisque tout est payant, pour s'autonomiser, n'en pensera pas moins. « Avez-vous demandé à ce jeune homme pourquoi il voulait travailler aux Grandes Galeries ? » (Le nouveau directeur joué par Fabrice Luchini intervenant dans un entretien de recrutement dans le film « Riens du tout » de Cédric Klapish) « Ben, pour pouvoir payer mon loyer » lui répondait tout de go le garçon. Car, il est bien gentil Sénèque qui prônait le détachement des biens matériels et qui préférait se suicider que de devoir travailler, mais lui non seulement il avait des esclaves mais en plus il était immensément riche. Martial le poète pouvait lui aussi pleinement se consacrer à l'otium, ce temps libre et studieux et échapper au negotium, le négoce, autrement dit faire du business, moyennant la corvée de la visite matinale au patron qui lui versait de quoi vivre, la sportule.

« Volem rien foutre al païs » de Pierre Carles (2006)

Dans des sociétés entièrement construites autour du travail qui demeure le lieu principal de sociabilisation et où chômage et inactivité (les retraités) par la force des choses demeurent ostracisants, alors même que c'est le lot d'un nombre croissant d'individus, la question mérite d'être posée. La réduction générale du temps de travail à 35 H hebdomadaire tant décriée, y compris par le premier ministre actuel, mais jamais abrogée, fournissait déjà dans une certaine mesure une réponse à ce questionnement.

Philosophie Magazine a ainsi recueilli quelques témoignages de personnes sorties des clous de la vie salariée et ayant quitté la course au pouvoir d'achat. Leur parcours singulier qui requiert un certain courage et un sévère déformatage est séduisant. Comme dans « Volem rien foutre al païs » de Pierre Carles (2006), on devine néanmoins, quand ce n'est pas dit, que ces aventuriers survivent le plus souvent grâce aux aides sociales, la « sportule » de notre époque, ou disons la rente de ceux qui ne possèdent pas de capital. Après tout, il existe des arguments en faveur d'un revenu minimum d'existence pour tous.

Sitting and Smiling #26 par Benjamin Bennett vu sur Tracks (Arte TV)

Le travail sur Tracks ARTE

Quant aux philosophes qui défendent rarement les vertus du travail, que nous proposent-ils pour tenter d'être heureux sans travailler, tout en échappant au vertige de l'inactivité et à la menace de l'ennui ? Il y en a pour toutes les inclinations : « on peut méditer avec Aristophane, étudier et s'étudier avec Sénèque, développer sa vie spirituelle avec Augustin ; agir avec Arendt, s'engager avec Sartre, donner et coopérer avec Mauss ; flâner avec Baudelaire, flamber avec Bataille, dériver avec Debord. Et si l'on n'a ni l'envie, ni la force, ni les moyens de larguer les amarres de la vie professionnelle, il y a peut-être une solution. Pourquoi ne pas aborder le travail différemment : comme une occasion de réfléchir, d'agir, de jouer ? Changer de perspective, c'est prendre de la distance avec des enjeux souvent angoissants. C'est injecter un peu de détachement dans le travail. Travailler en philosophie en somme. » Michel Eltchaninoff

Tanya Habjouqa "Occupied pleasures"  - Expo "Cherchez l'erreur" à l'Institut des Cultures d'Islam

Tanya Habjouqa "Occupied pleasures" - Expo "Cherchez l'erreur" à l'Institut des Cultures d'Islam

On est vivants de Carmen Castillo

Otium contemporain - Peut-on être heureux sans travailler ?

Flutes par Hot Chip (In our heads)

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Rédigé par Thomas Querqy

Publié dans #trépalium, #vivre, #culture gay

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