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Publié le 19 Avril 2023

Gary Lee Boas. Hustler 1981.

Gary Lee Boas. Hustler 1981.

Brigitte Fontaine - Prohibition (2009)

 

L’actualité du mois m’a fourni quelques sujets de réflexion sur lesquels les candidats au baccalauréat pourraient utilement plancher à l’épreuve de philosophie comme, « le verdict des urnes suffit-il pour légitimer l’autorité d’un gouvernement ? »(sujet de philosophie politique sur le thème de l’État), ou « comment démêler le vrai du faux ? » (sujet sur les thèmes de la vérité, de la théorie de la connaissance voire de la religion).

Une tribune « se réclamant du mouvement féministe » publiée le 13 avril dans le Monde et titrée « Il n’y a pas de liberté ni de consentement réel dès lors que l’acte sexuel est imposé par l’argent» m’en a provisoirement détourné.

La tribune en question réclame davantage de moyens pour faire appliquer la loi de lutte contre « le système prostitutionnel » de 2016, visant «à mettre fin à la violence machiste que constitue la prostitution ».

Dans les années précédant l’adoption de cette loi d’abolition de la prostitution après 4 ans de débats houleux, à deux reprises en 2012 et 2013, ce blog s’est fait l’écho des arguments des opposants à cette loi, en premier lieu des principaux concernés, les prostitué(e) et les travailleurs sociaux qui les côtoient.

En effet, si les prostitué(e)s ont salué la suppression des poursuites pénales à leur encontre mise en place par le gouvernement Sarkozy (« délit de racolage passif »), cette loi rend de fait légalement impossible leur activité en pénalisant les clients menacés d’amendes prohibitives et de peines complémentaires de rééducation. Comme tous ses opposants, le philosophe Ruwen Ogien avait alors souligné le peu de cohérence de cette loi et dénoncé un « socialisme punitif », « puisqu’il laisse des personnes libres de vendre ce que personne n’aurait le droit d’acheter ».

 

"Eastern Boys" réalisé par Robin Campillo - Kirill Emelyanov
"Eastern Boys" réalisé par Robin Campillo - Kirill Emelyanov

 

La loi prévoyait aussi une évaluation au bout de deux ans de son application. Pour une fois, les évaluations n’ont pas fait défaut et elles sont toutes accablantes pour les abolitionnistes.

En effet, sept ans plus tard, entre 30 000 et 50 000 personnes se prostitueraient toujours, autrement dit, non seulement la loi ne réduit pas le phénomène mais la fourchette d’estimation du nombre de prostitué(e)s s’élargit par le haut, avec en plus la croissance de la prostitution des mineurs (7 à 10 000 jeunes). Ça n’empêche nullement les auteurs de la tribune de mettre au crédit de la loi le résultat dérisoire de 643 personnes ayant bénéficié d’un parcours de sortie de la prostitution au 1er janvier de l’année ? 643 parcours de sortie de la prostitution (PSP) en 7 ans ?

En fait, selon la ministre à l'Égalité Isabelle Lonvis-Rome, qui vient d’accorder une entrevue au magazine Causette dans lequel elle déclare elle aussi vouloir « booster » la loi, «ce sont 1247 PSP qui ont été mis en place entre avril 2016 et janvier dernier, dont 643 rien qu'en 2022 », chiffres identiques à ceux fournies sur la page de son ministère.

C’est une bonne chose pour les intéressées, même si l’efficacité des PSP s’appréciera nécessairement sur la durée, toutefois 1247 parcours de sortie de la prostitution en 7 ans, sur 30 à 50 000 prostitué(e)s interdit(e)s d’activité, atteste qu’on est en train d’essayer de vider la mer à la petite cuillère.

 

Manifestation de travailleuses-eurs du sexe contre la loi de lutte contre le système prostitutionnel de 2016 - Photo STRASS
Manifestation de travailleuses-eurs du sexe contre la loi de lutte contre le système prostitutionnel de 2016 - Photo STRASS

 

Or, pendant ce temps, de manière prévisible, la précarité et la vulnérabilité des prostitué(e)s se sont accrues avec l’application de cette loi de 2016, en faisant baisser le nombre de leurs clients, en contraignant les prostitué(e)s à une plus grande clandestinité qui les exposent à des pratiques néfastes, telles que des rapports sexuels sans protection, des baisses de tarifs ou des tentatives de clients de ne pas payer, alors que le dessein de la loi était justement de protéger ces prostitué(e)s, pour l’essentiel des femmes, considérées comme victimes.

Étant donné la prohibition de la prostitution, l’importance des étrangers sans papiers exerçant cette activité, sa large migration vers internet et une part difficilement estimable de la prostitution occasionnelle, le contact avec les personnes se prostituant n’est pas aisé. En France, le syndicat du travail sexuel, le STRASS, continue à dénoncer « le bilan d’un féminisme institutionnel meurtrier », tandis que Médecins du Monde se fait de nouveau l’écho d’une enquête auprès des prostituté(e)s dont la quasi majorité réclame l’abrogation de la loi de 2016 qui les prive de leur « droit à une vie décente ».

A la demande de cette association et d’autres, le Conseil Constitutionnel a été saisi en novembre 2018 d’une question prioritaire de constitutionnalité contre la pénalisation des clients de personnes se livrant à la prostitution, auquel il a donné un an plus tard une fin de non recevoir. A la suite de cela, en décembre 2019, 261 travailleuses-eurs du sexe exerçant en France et 19 associations ont saisi la Cour européenne des droits de l’Homme, pour faire reconnaître l’atteinte à leurs droits fondamentaux : droit à la santé et à la sécurité et droit au respect de la vie privée. Trois ans plus tard, ils attendent toujours un jugement.

 

Petite fièvre des 20 ans Ryōsuke Hashiguchi 1993
Petite fièvre des 20 ans Ryōsuke Hashiguchi 1993

 

Enfin, au nombre des « effets importants » de cette loi, la tribune lui attribue le mérite de l’augmentation de 54 % dans les trois premières années d’application de la loi du nombre d’enquêtes criminelles concernant le proxénétisme et la traite. On ne peut que s’en réjouir, mais cela semble sans lien aucun avec la mesure contestée de pénalisation des clients.

A cet égard, un juriste Daniel Borrillo pointe dans une tribune que cette augmentation de la répression du proxénétisme s’est peut-être obtenue grâce à une nouvelle définition plus générale du proxénète, « qui va au-delà de celle héritée du régime de Vichy (toute personne qui vit sciemment avec une prostituée), et qui s’applique à de nombreuses situations très éloignées désormais de la figure traditionnelle du souteneur et du maquereau vivant de la prostitution forcée des personnes placées sous leur coupe, notamment d’origine étrangère », ce qui pourrait être « de nature à fragiliser le soutien que peuvent leur apporter les membres de leur entourage familial ».

La criminalisation du proxénétisme et de la traite était déjà dans le code pénal avant cette loi de 2016, s’il fallait rajouter quelque chose, c’est des moyens en effectif et en compétences au ministère de l’intérieur pour lutter contre.

En conclusion, sans même essayer d’estimer le montant total des fonds publics alloués à l’application de cette loi abolitionniste depuis 7 ans, ce n’est pas la peine d’être auditeur chez McKinsey pour conclure que cette loi s’avère un fiasco.

 

Pierre Buisson, acteur dans des films pornographiques de Jean-Daniel Cadinot, montage de plans de "Aimes... comme Minet"

 

Cette loi criminalisant la prostitution constitue une parfaite illustration de l’expression « l’enfer est pavé de bonnes intentions » puisqu’au bout de 7 ans, elle a non seulement pas du tout atteint son objectif, mais qu’en plus elle a rendu plus précaires, plus vulnérables les personnes qu’elle était censée mieux protéger.

En démocratie, on ne fait pas une bonne loi, c’est à dire une loi acceptée et efficace, uniquement sur une base moraliste, sans considération de la complexité de la réalité, des personnes impactées et des oppositions.

Savoir ce qui est bon pour les autres même s’ils vous disent que non ça va être pire, c’est du paternalisme de la pire espèce ou, disons plutôt du « maternalisme », puisque ce sont essentiellement des femmes qui se réclament de ce combat « féministe ».

Prévoir 330 euros pour une prostituée en parcours de sortie de prostitution, c’est une obole de dames patronnesse, et élever le montant à 550 euros voire au RSA n’y changera rien, si l’on considère ce que rapporte une passe même au rabais.

Vouloir "surveiller et punir" les clients, c’est vouloir surveiller et punir la sexualité des hommes, notamment ceux qui connaissent la plus grande misère sexuelle, « les isolés affectifs et sexuels », « les hommes travaillant dans des secteurs à dominante masculine ou demeurant loin de chez eux (migrants, routiers, militaires) ». Quant à l’efficacité réelle de la rééducation de ces hommes contraints de suivre des « stages de responsabilisation » conduits par des femmes, si je perçois bien l’humiliation, je suis sceptique et, désolé je bloque, ça m’évoque irrésistiblement les régimes totalitaires communistes et leurs camps de rééducation idéologique.

 

Grisélidis Réal "whore power" Berlin 2000
Grisélidis Réal "whore power" Berlin 2000

 

En examinant ce bilan à froid, avec sa tête et non ses tripes ou sa morale, il est impossible de croire un instant que les pouvoirs publics et les associations abolitionnistes réussiront avec un peu plus de pognon et de répression ce qu’ils ne sont pas parvenus à obtenir en 7 années.

« Booster  la loi » permettra certes à la ministre de l’Égalité entre les femmes et les hommes de justifier son poste et de défendre la croissance de son budget, aux associations bénéficiaires de subventions publiques de continuer à vivre de ce combat, et de satisfaire les revendications d’un néoféminisme « victimaire, puritain et essentiellement sexiste » hégémonique dans le débat public. Pourtant, l’échec patent de cette loi abolitionniste devrait plutôt nous conduire à nous intéresser à nos voisins qui considèrent que le commerce du sexe est une activité professionnelle qu’il convient d’encadrer réglementairement, en particulier à nos cousins belges qui viennent d’en finir avec des années d’abolitionnisme, en décriminalisant « le travail du sexe ».

 

Foisonnement de sites d'escorts tel que Boy4U
Foisonnement de sites d'escorts tel que Boy4U

 

Post-scriptum (non sans lien avec le sujet du jour)

Frédéric Beigbeder assure en ce moment la promo de son dernier bouquin. "Confession d'un hétérosexuel légèrement dépassé". Le déclic de l’écrire lui est venu à la suite d’un traumatisme : celui de s’être fait barbouiller un jour sa maison blanche et sa voiture d’inscriptions à la peinture rose, le traitant de salaud et de violeur, avec deux indices « prostitution = viol » et « 343 ».

Entre autres confessions, il se dit autorisé à rejoindre le club des victimes, car « pour être entendu, il faut être une victime, parce que nous sommes dans un mode de compétition victimaire ». En effet, il en a marre d’être critiqué voire insulté pour ce qu’il n’a pas choisi d’être : mâle, blanc, de plus de 50 ans, hétéro, obsédé du cul.

L’inversion m’amuse à la différence d'un certain Maurice Midena d’Arrêt sur image qui a rédigé un papier bien méchant contre celui qui fait mine de rejoindre le camp des geignards, titré « Beigbeder, l'hétéro pleurnichard ».

Un livre qui tombe à point nommé qu’on peut ou ne pas lire.

Grisélidis RÉAL - Une Vie, Une Œuvre : écrivain, peintre et prostituée (France Culture, 2015)

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