Publié le 23 Avril 2008


 

Bobigny Pablo Picasso, terminus de la ligne 5. En sortant du métro, sous une passerelle, adossé au centre commercial, le Magic Cinema a fait un miracle durant 15 jours en programmant Derek Jarman et Jean Cocteau, dans le cadre de l’édition 2008 de son festival Théâtres au cinéma.

Ben oui ! Drôle d’endroit pour une telle programmation, non ? Audacieux tout de même, car ça n’a pas dû être facile d’attirer le chaland. Tabler sur les parisiens ? « - C’est où Bobigny ? - Dans le neuf trois. - Oh mon Dieu ! »

 

Préjugés ! A 20 minutes de l’appartement, c’est moins loin que beaucoup d’endroits où l’on traîne nos guêtres dans Paris. L’idée de « Grand Paris », dont la paternité revient à entre parenthèses à Delanoë et non à l’UMP comme Libération l'écrivait récemment, m’est soudain apparue comme évidente.

 

Puisqu’il me fallait choisir, ce serait Jarman plutôt que Cocteau dont j’avais un peu fait le tour avec l’exposition  Jean Cocteau sur le fil du siècle organisée par le Centre Pompidou en 2003.

En découvrant le très politique court métrage Imagining October, j’ai réalisé que la présence de Derek Jarman n’avait rien d’incongrue à Bobigny, au contraire, qu’il était chez lui dans cette commune où rues et avenues s’appellent Lénine, Maurice Thorez, Youri Gagarine ou Karl Marx ; à cet égard,  même si le désir homosexuel imprègne son œuvre, « comme Fassbinder, » il  « a toujours considéré que les rapports de classes sont plus forts que les rapports sexuels. »

 

 


 

Sebastiane,

 

A propos du film Sebastiane, Olivier avait à peu près écrit cela : « Etonnant ce film tourné en latin dans lequel les acteurs bien mignons passent la plupart du temps à poil, à s'entraîner au combat. » Un peu lapidaire, mais c’est probablement ce qui me restera aussi dans peu de temps.

Peu importe l'histoire (étique), peu importe également que certaines scènes frisent le ridicule par leur artificialité, avec ce film, Derek Jarman s’est sans doute fait plaisir en montrant des « hommes entre eux », dorés par le soleil estival de la Sardaigne. Plaisir par ailleurs partagé puisqu’on peut furtivement apercevoir une queue en cours d’ascension alors que deux amants s'étreignent au ralenti dans une piscine naturelle.

Un monde d’hommes s’égayant, nus, entre eau et soleil éclatant, un peu celui des photographies que prendra Tom Bianchi dans les années 90.

 

 

The male nude chez Taschen 2000
 

Néanmoins, le film est tout de même un peu plus que le simple plaisir de créer des images nouvelles et militantes dans le milieu des années 70.

 

La tension naît de Sebastiane, le chrétien, qui refuse de combattre avec la même force obstinée qu’il se refuse à son centurion Severus. La souffrance de Severus de plus en plus fou de ne pas parvenir à faire plier Sebastiane, ni à se faire aimer de lui, ne peut que conduire le beau jeune homme à son martyr.

Mystère d’une foi religieuse qui vous ôte tout appétit d’une vie « "hic et nunc"» et vous donne non seulement la force d’endurer l’insupportable, mais semble aussi transformer vos souffrances en plaisir.

 

 

Jusepe de Ribeira -1630 (Saint Sébastien poilu)

 

Avec Sebastiane, Derek Jarman s’empare donc également de Saint Sébastien, l’icône homosexuelle, devenue par ironie de l’Histoire  « pour le reste des temps, le symbole lascif  et troublant de l'amour des hommes, de ce plaisir que, depuis deux millénaires maintenant, l'église catholique poursuit de sa haine farouche. »

 

Pour être incollable sur Saint Sébastien, «ce type de l’antiquité romaine à côté de qui Georges Michael fait hétérosexuel. », rien de plus drôle et documenté que Saint Sébastien suivez la flèche de François Reynaert, extrait de son livre La planète des saints (http://archquo.nouvelobs.com/cgi/articles?ad=culture/20060119.OBS2873.html)

 


P.S. « Small world » : La bande originale du film (non remarquable) est signée Brian Eno qui a notamment collaboré avec David Bowie sur les trois albums de » la trilogie berlinoise » (Low, Heroes et Lodger)

 

 

Edward,

 

En comparaison d’Edward II, Sebastiane relèverait presque du divertissement, d’autant qu’il est difficile de compatir aux malheurs d’un jeune homme qui se refuse de manière aussi têtue à la vie. N’avait t-il pas eu ce qu’il espérait ? « Tout est accompli» aurait dit un illustre prédécesseur avant d’expirer.

 

25 ans après l’estival Sebastiane, Derek Jarman signait un film crépusculaire. Christopher Hobbes, décorateur sur Edward II, sollicité pour introduire la projection du film, annonça un « film engagé » : « Derek était malade », « plusieurs fois il a dû se faire remplacer sur le tournage ».
 

 



La pièce Edward II de Christopher Marlowe  (1564-1593),  ne pouvait qu’inspirer l’artiste militant gay : une tragédie dans laquelle le désir homosexuel du roi provoque le chaos politique et le conduit à sa mort épouvantable :

« Edouard est le souverain du chaos. Son accession au trône inaugure un long et sanglant carnaval ; son règne est celui du désordre, de l’excès. Il s’attache sans cesse à transgresser toutes les valeurs sociales, morales et religieuses dont il devrait être le premier serviteur, à dénouer tous les liens qu’il devrait respecter : entre le roi et son royaume, entre le roi et ses nobles, entre le roi et son épouse légitime. Il place un homme dans son lit, à ses côtés sur le trône d’Angleterre, le faisant asseoir sur le siège réservé à la reine qu’il traite de putain et chasse de sa couche. » (Jean-Michel Déprats dans http://www.humanite.fr/1996-07-09 Avignon le rideau se lève sur Edouard II de Marlowe)

 

Le peu que l’on sait de la courte vie de l’auteur de la pièce a pu par ailleurs séduire Derek Jarman. Aussi doué que sulfureux, né la même année que William Shakespeare, probablement athée, accusé de meurtre et d'homosexualité, peut-être espion de la reine, Christopher Marlowe mourut à 29 ans d’un coup de dague à l’œil - Derek Jarman sait alors qu’il ne connaîtra pas la vieillesse, mais il ne sait pas encore qu’il va devenir aveugle -.

 

 

Douglas Gordon Tattoo (For reflexion), 1997
 

 

Dans sa pièce, Christopher Marlowe a mis en scène la fin atroce du Edouard II "historique" racontée par Thomas More en ces termes :

« Dans la nuit du 11 octobre 1327, le roi reposant sur un lit fut soudainement agrippé, tandis qu'un grand matelas... le tinrent plaqué, un fer de plombier, chauffé au rouge, fut introduit dans ses parties secrètes de façon qu'il brûlât des parties internes au-delà des intestins. » 

 

« Il meurt, dira-t-on, par où il a péché ! ». Qui d’entre nous n’a pas entendu, lu ou pensé cela s’agissant des homosexuels morts du sida ?

Comment ne pas voir dans la scène filmée par Derek Jarman, à la fois l’origine et l'acmé de ce film ?

 


 

Michelangelo,

 

Caravaggio était le seul film de Jarman que j’avais déjà vu. « Cette biographie romancée du Caravage souligne l'érotisme latent de l'oeuvre du peintre et aborde la question cruciale du mécénat ; ce thème est d’ailleurs un reflet évident des préoccupations matérielles d’un réalisateur qui rencontrera, sa vie durant, des obstacles au financement de ses films. »

 

J’ai pris plaisir à reconnaître les tableaux en cours de réalisation : La tête de méduse, le panier de fruits, le garçon au panier de fruits, l’amour vainqueur (Amor vincit Omnia), le concert de jeunes gens, Bacchus malade, Madeleine repentante, le martyre de St Mathieu, le St Jean-Baptiste de Kansas City, la mort de la Vierge, etc.

 

Christopher Hobbes secondé par Mike Laye à qui Caravaggio a donné son premier taf de photographe de plateau (« still photographer »), nous parle un peu de la fabrique du film.

 

La conversion de St Paul
(que l'on peut voir dans l'église Santa Maria del Popolo à Rome)

 

 

Ce film était un projet vieux de sept ans. Derek Jarman avait fait de nombreux repérages avec des amis en Italie, pays qu’il connaissait bien après y avoir vécu dans sa jeunesse (son père militaire, y a été basé à la suite de la 2e guerre mondiale).

Même s’il disposait d’un vrai budget pour ce film et que la moitié de l’équipe était constituée d’amis, il allait tout de même falloir en rabattre en tournant dans un entrepôt.

 

L’orgie du pape avait t-elle été tournée dans la catacombe des capucins à Palerme?

Pas du tout, tout a été tourné dans l’entrepôt, avec de faux cadavres d’occasion  qui avaient été utilisés sur un autre film dont je n’ai pas compris le titre.

 


Toujours pour les mêmes raisons budgétaires, il a été impossible d’envisager de faire un film en costumes d’époque. Il fut ainsi décidé de le faire pour les modèles des tableaux (pas moyen de faire autrement), les riches et de vêtir les autres dans des tenues de l’Italie d’après guerre, celle du néoréalisme du voleur de bicyclette

 

Est-ce que ça n’a pas été trop difficile de peindre après le Caravage ? Ai-je aussi demandé à Christopher Hobbes qui s’est vanté d’avoir peint toutes les toiles du film.

Rires puis comme pour s’excuser, il a dit qu’il était un autodidacte.

 

De la même manière qu’il a été fait des choix de présence d’objets anachroniques (machine à écrire, calculatrice...), la question ne s’est-elle pas posée, de carrément peindre autre chose que des toiles du Caravage ?

Le décorateur n’a sans doute pas compris ce que je voulais dire. Et c’est tant mieux. Je réalise que c’était méchant. Est-ce parce que cet ex peintre, avec qui j’ai eu un bout de conversation pour la projection de Sebastiane, m’avait dit qu’il avait trouvé affreuses ces toiles en cours du Caravage ? Est-ce parce que j’ai depuis moi-même colorisé de la toile ? J’avais à mon tour été gêné par le rendu souvent grossier, presque expressionniste des tableaux mis en scène.

 

 Jean-Baptiste


« Jean-Marie m’a dit que Le Caravage était le peintre préféré d’Arthur » m’a rapporté par la suite Gabriel que je n’ai pu entraîner qu’à Edward II contre ma présence à L'heure d'été . « C’est très original comme goût de la part d’un homo,  non ? » Lui ai-je répondu.

 

et trois jeunes créatures

 

Alors que je rêvassais, des images de Caravaggio dans la tête et « Je n’aime que toi » d’Alex Beaupain dans les oreilles, trois jeunes créatures s’engouffrèrent en riant dans le métro à la station Porte de Pantin. Après l’instant d’hésitation du joli garçon qui me dévisagea, tous trois vinrent s’installer dans le carré où je me trouvais : le mignon à gueule de boy’s band, l’efféminé à tête de Rossy de Palma et le gros moche à la peau irritée par le rasage.

Les deux premiers avaient abusé du fond de teint ; tous trois chantaient (plutôt bien) façon Star’Ac (exaspérante), et ponctuaient parfois leur babillage chanté de quelques expressions arabes.

 

Mel Roberts - Bennett 9 (1970's)

Tandis que j’essayais d’éteindre l’Ipod, le mignon me demanda :
 

 

-         qu’est-ce que vous écoutez Monsieur ?

-         qu’est-ce qu’il y avait au Zénith ce soir ? (Moi)

-         on vient pas du Zénith (rires), le Zénith, c’est chez moi (rires).

-         Vous aimez Michaël Jackson ?

-         Bien sûr, c’est indémodable.

-         Moi, je suis Michaël Jackson.

-         moi, c’est Maria Carey 

-         moi, c’est moi-même (l’efféminé)

-         vous aimez Maria Carey ? (le moche)

-         Non, je suis trop vieux.

-         Vous n’étiez pas trop vieux pour l’écouter. Ennn... 2000.

 

Et ça continue joyeusement, jusqu’à ma station où je dus prendre congé de mon trio : « au revoir, Michaël, Maria et ... » « Moi-même » a rajouté l’intéressé.

 

 le poète Buric par Vladimir Weisberg (1958)


www.humanite.fr/ Bobigny, mémoire d'une cité sur France 5


Derek Jarman

http://cinemanageria.ifrance.com/abc_cineastes/j.htm

http://fr.wikipedia.org/wiki/Derek_Jarman  (ébauche)

 

Sebastiane

D. Fernandez "Art et homosexualité"  (chapitre 5 Le christianisme)

Iconographie de Saint Sébastien du XIVe siècle à nos jours

 

Christopher Marlowe

http://www.evene.fr/celebre/biographie/christopher-marlowe-11121.php

http://membres.lycos.fr/auteurs/Marlowe/christopher.html

 

Edward II de Jarman

http://www.telerama.fr/cine/film.php?id=22896&onglet=critique

http://culture-et-debats.over-blog.com/ Edward II

http://www.cinemarges.net/2008-edward2.php

 

Caravaggio de Jarman

http://culture-et-debats.over-blog.com/ Caravaggio

http://mapage.noos.fr/momina/caravage/caravage.html

 

Le Caravage

Le Caravage peintre et assassin José Frèches Découvertes Gallimard

D. Fernandez "Art et homosexualité"  (chapitre 7 L’Europe baroque)

 

 

 

 

 

 

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Rédigé par Thomas Querqy

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