Publié le 21 Décembre 2008

 

 


Comment explique-t-on que la notion de goût englobe aussi bien une passion culinaire, une inclination sexuelle, un choix artistique ?

Dès son apparition, attestée au XIIIe siècle dans la langue française, le mot « goût » réunit à la fois les plaisirs de la table et ceux de l'esprit. Ce lien indéfectible entre l'univers gustatif et le monde de l'esthétique sera réaffirmé et analysé à de nombreuses reprises. [...]

Plus loin, au même article « Goût », Voltaire et Montesquieu prolongent cette définition purement physiologique d'une réflexion esthétique. Ils nous disent que le goût a aussi à faire avec le plaisir intellectuel, qu'il y a la même connivence entre l'appréciation d'un banquet ou d'un bon vin et la contemplation d'un tableau ou d'un paysage. Même si l'émotion ressentie n'est pas de même nature : on apprécie un bon vin, un mets raffiné ; on juge la beauté d'une composition, la pureté d'une forme, la fidélité d'un trait. Dans le premier cas, c'est le sentiment qui est convoqué ; dans le second, c'est le jugement, comme possibilité d'une connaissance de l'esprit. [...]

 

C'est à la fin du XVe siècle que les théoriciens de l'art à Rome ou à Florence commencent à bien distinguer le gusto, le goût proprement dit, du giudizio, le jugement esthétique. Le giudizio, à la Renaissance, n'est pas à proprement parler une faculté intellectuelle d'analyser un tableau ou une sculpture, mais plutôt une capacité concrète et directe d'en percevoir les qualités et les défauts. Le jugement de beauté suppose un travail individuel permanent. Il se cultive, se transforme, se raffine, selon la modalité du plaisir qu'il cherche à conquérir. [...]

On apprend ainsi à regarder, à rendre son regard plus acéré, en proie à des formes de beauté que d'autres ne verront pas forcément par manque de pratique et manque de sensibilité esthétique. [...]



 

« Si ! Trois cent cinquante, côte à côte. Ce n’est pas moi qui les ai comptées, elles sont numérotées. Alors, moi aussi, figure-toi, je suis totalement bouleversé de te voir bouleversée par trois cent cinquante photos de bites. »

  http://www.museehaut-lefilm.com/



Mais le goût se déploie dans un espace social...


Bien sûr. Cette civilité esthétique, qui sert à poser le lien social, se met en place au début du XVIIIe siècle. C'est le philosophe et théoricien anglais Anthony Shaftesbury (1671-1713) qui met en relief la manière dont la société à laquelle nous appartenons agit sur notre relation à l'art. Il montre comment le goût est déterminé par des facteurs aussi bien nationaux qu'historiques et sociaux. Poser le problème de l'art et du goût, ce n'est pas faire l'apologie du moi triomphant, encore moins plonger dans les subtilités et les méandres de la psychologie de l'artiste, mais plutôt chercher à révéler les strates politiques et sociales qui les sous-tendent. [...]

Avec Shaftesbury la dimension subjective et individuelle du goût s'enrichit d'une donnée supplémentaire : sa sociabilité, sa capacité à définir un groupe humain particulier. Cette idée forte va traverser les deux siècles à venir. On la retrouve au fondement même des travaux de Pierre Bourdieu, quand il pose son fameux concept de « distinction ». Dis-moi ce que tu choisis, quelle peinture tu aimes, quelle musique tu écoutes, quelle discipline artistique tu pratiques, et je te dirai non seulement qui tu es, mais à quelle couche sociale tu appartiens, quelles seront tes valeurs économiques et idéologiques, quelle place tu occuperas dans la société. [...]



 

Youtube.com/ Le mâle par JPG

 

 

Mais, qu'en est-il du « mauvais goût » ?

C'est une question bien embêtante. D'abord, elle suppose une police des conduites, du regard, de l'appréciation, du jugement, et nul ne peut a priori définir les frontières entre bon et mauvais goût, pas plus d'ailleurs – on le sait depuis Emmanuel Kant – qu'on ne peut expliquer pourquoi une œuvre d'art est belle[1]. Ensuite parce qu'elle renvoie aux préoccupations de chaque époque.

 

Télérama.fr/ Fabienne Brugère L'art doit envoyer valser toute police du goût

 

[1] « La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l'esprit qui la contemple et chaque esprit perçoit une beauté différente », écrit Kant dans la Critique de la façon de juger (1790). (Cité par Olivier Cena dans le même numéro)
 

 

 


La dimension sociale du bon (ou mauvais) goût ici évoquée m’a fait penser à un essai passionnant que j’ai lu en 2002 : Esprit d'époque. Essai sur l'âme contemporaine et le conformisme naturel de nos sociétés de Patrice Bollon. L’auteur y analyse le conformisme des individus en société, et son corollaire, la fiction de toute prétention à l’originalité.

Son champ d’étude n’est pas l’Art (la littérature, la peinture, la musique ou le cinéma) mais un ensemble d’ « objets » du quotidien en interaction qui, selon lui, révèlent mieux « l’esprit d’époque ». Pour cela, il a ainsi étudié l’évolution des goûts en matière de beauté physique, de senteurs, de pratiques culinaires, de décoration et s’est même penché sur les mots ou expressions, les idées et attitudes révélateurs d’un esprit d’époque.

« Le résultat est surprenant, érudit et d’une honnêteté intellectuelle sans failles [....] » même s’il « constate plus qu’il n’explique cette propension à l’imitation que tout être social ressent. » [1]

Bref, un essai qui agacera le snob qui sommeille en vous, mais qui portera peut-être tous ses lecteurs à davantage d’indulgence envers autrui.


 

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Rédigé par Thomas Querqy

Publié dans #vivre ensemble

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