forme breve

Publié le 7 Mars 2017

Jesús Martinez Flores

Jesús Martinez Flores

Jethro Tull - Bourrée d'après la suite en mi mineur pour luth de J.S. Bach

Quand le mec vient te voir et te dis : « Bon écoute, je crois qu’il faut qu’on sépare... parce que je ne me sens pas libre dans la relation. » Bien non connard, c’est la définition du couple en fait. Les gens mettent des cadenas sur les ponts pour symboliser leur amour et jettent la clé dans la Seine, je ne sais pas si tu as remarqué ?

BLANCHE GARDIN - « Je parle toute seule» à l'Européen

Un bon dimanche en trio

Le bon dimanche ! Moonlight au MK2 d’abord où nous a rejoint Jérémy, conversation ensuite à bâtons rompus autour d’un thé et d’une pâtisserie, puis Jérémy a sorti sa flûte, je me suis assis devant le piano et nous avons joué, cette fois-ci, sans accroc, tout à fait raccord : j’avais travaillé d’arrache-pied sa partition avec l’aide de Natacha, et j’étais désormais capable de l’écouter. « Alors, ai-je demandé à Gabriel, c’était bien non ? » Il opina un peu mollement à mon goût, mais bon, il avait entre temps replongé dans ses enquêtes généalogiques.

Prochaine étape, la sonate de Bach : « Deux morceaux, ai-je dit, c’est le début d’un répertoire.» Je ne savais pas encore que j’allais découvrir la « basse continue », qui exige de connaître ses accords chiffrés et surtout de savoir improviser…

En attendant, ma motivation à jouer avec Jérémy avait monté d’un cran après son message le soir-même pour me dire combien il avait « trouvé ça vachement cool de jouer ensemble ».

Les Poissons rouges (1912), Henri matisse, Collection Chtchoukine, à la Fondation Vuitton

Les Poissons rouges (1912), Henri matisse, Collection Chtchoukine, à la Fondation Vuitton

Gabriel, poète

Plus tard, tandis que nous prenions l’apéro, Gabriel m’a rappelé qu’à l’époque où je barbouillais des toiles, je lui avais demandé d’écrire un poème sur les couleurs pour le publier sur ce blog, ce que je n’avais jamais fait. Il a alors extrait du buffet son cahier de notes et, autant qu’en 2006, m’a emballé avec son « poème de couleurs ».

D’abord rouges, jaunes et bleus,
premiers aux enfants métissés,
verts, violets et orangés,
leurs compléments incestueux.

Noir, blanc et ocre en sont contrits,
sang d’encre et gesticulations
des vétérans de l’expression
et des humaines prophéties.

Le rouge est mis. Rien ne va plus.
Enfant terrible sans tabous
qui vit et baise comme un fou
et nous gendarme à notre insu.

Bleu est l’ami calme et lointain,
vierge et royal qui pourtant biaise
marquant ses déprimes anglaises
et ses ivresses d’outre Rhin.

Jaune citron comme un soleil
qui promet blé et devient bon augure.
à contre jour il devient parjure
et laisse nos nuits sans sommeil.

Fermant la marche, main dans la main,
noir et blanc sont nos souvenirs,
ces clichés qui nous font tenir
en attendant les lendemains.

De Wilde Sanne "The Island of the Colorblind" - festival "Circulations" au 104 (Paris 19e)

De Wilde Sanne "The Island of the Colorblind" - festival "Circulations" au 104 (Paris 19e)

Weronika Gęsicka - festival "Circulations" au 104 (Paris 19e)

Weronika Gęsicka - festival "Circulations" au 104 (Paris 19e)

Un bon dimanche avec Jérémy

Le dimanche suivant, je profite que Gabriel est parti travailler à Belgrade en préparant pour le déjeuner une des rares choses qu’il déteste : du céleri.

Le bon dimanche ! D’abord, la séance de BB où j’ai retrouvé Jérémy après qu’il eut soulevé de la fonte. Nous n’aurons pas le plaisir de la relaxation au sauna : Un mec n’a rien trouvé de mieux que de pisser sur les pierres du poêle qui a pété les plombs après ce plan uro.

Retour à la maison pour déjeuner, moi en Vélib, lui sur son vélo qu’il vient de ressortir pour que j’arrête de le bassiner avec « l’âge des pédales ». Je dévore saisi d’une faim de loup, lui croque quelques radis, un petit café avec deux chocolats de la boite apportée par Gaëlle, la sœur américaine de Gabriel.

Il me taxe une clope que nous fumons sur le rebord de la fenêtre et c’est reparti : direction le 104, au « festival de la jeune photographie européenne », où je fais chaque année un tour avec Gabriel. J’aime cet endroit bouillonnant de vie, de l’énergie de cette jeunesse multicolore fleurant bon sueur et testostérone, qui se contorsionne un peu partout dans la cacophonie de musiques concurrentes.

Comme d’habitude, quelques séries photo ont retenu mon attention. En déambulant, Jérémy m’a glissé avoir posé pour un photographe qui prenait des clichés de sa peau pour y écrire dessus. En particulier, ce type a pris la peau de son gland ; j’ai trouvé l'approche intéressante. A part ça, on est tombé d’accord pour dire que le punctum de la photo de l’affiche était le bas ventre du garçon de droite mais qu’en cas de conflit, nous voulions bien nous sacrifier avec l’abdomen du garçon du centre. Bref, la sortie nous a plu.

Armando Cristeto (Cd. de México, 1957) - Apolo Urbano (1981) vu à l'exposition "Urbes Mutantes" de photographes latino-américains  au Museo Botero de Bogota

Armando Cristeto (Cd. de México, 1957) - Apolo Urbano (1981) vu à l'exposition "Urbes Mutantes" de photographes latino-américains au Museo Botero de Bogota

A Belgrade avec Gabriel

Gabriel est revenu ravi de Belgrade avec un sauvignon serbe et de l'ajvar : « une vraie ville sans touristes, dans un site extraordinaire, à l'embouchure du Danube et de la Sava, dépaysante, pas chère du tout,... » Oubliée l’homophobie balkanique de la parade, nous sommes tout excités à l’idée d'y retourner prochainement ensemble.

Jacques Brel - La chanson des vieux amants

L’utopie du "trouple"

Quand je parle de moi, de ce que je fais, de ce que je pense, souvent me vient un « nous » plutôt que « je », tant Gabriel est présent dans ma vie. C’est le plus petit « nous » possible, celui du couple. Comme tous les « nous », ce « nous » est excluant puisqu’il nous distingue des autres ; pour cette raison, je m’efforce de ne pas en abuser notamment avec les personnes célibataires ou sur ce blog. D’ailleurs, je lui préfère « on », que je trouve plus indéterminé et de ce fait plus inclusif. Il m’évite en outre le soupçon d’user du « nous » de majesté ;)

Même si la relation est platonique, l’intégration d’un 3e dont on s’est entiché dans ce « nous » du couple est malaisée et requiert de la délicatesse, : il s’agit de lui faire une place sans abîmer la relation du couple. Que Jérémy plaise à Gabriel et aux amis à qui je l’ai présenté n’y change rien, quand des amis qui ne le connaissent pas nous demande : « Mais qui est donc ce Jérémy ? » dont je parle, Gabriel répond désormais en levant les yeux au ciel : « C’est l’amant de Thomas », tandis que Jérémy peut m’écrire d’embrasser «mon mari» ou « mon homme ». Le «nous» du couple résiste à son élargissement, l’avènement du "trouple" n’est pas pour demain.

A Tribe Called Quest - "We The People...."

« Nous » de Tristan Garcia

Ma mère, atteinte de « macronite » aiguë, m’a fait remarquer que Macron disait « nous » et non « moi » ou « je » comme il est devenu l’usage chez la plupart des politiques. Si je me suis réjouis avec elle de ce retour du « nous » dans la rhétorique politique, la question de savoir comment trouver dans l’espace politique actuel un « nous » majoritaire autour de valeurs et d’un projet, reste posée. En effet, par définition « nous » rassemble autant qu’il divise et oppose : « nous » face à « eux », contre « eux ». On perçoit ainsi sans peine cette facilité politique pour obtenir la cohésion d’une société qui consiste à désigner le bouc émissaire le plus facile : les étrangers et les immigrés.

Si l’expression de différences et de conflits est consubstantiel au fonctionnement d’une société démocratique, son bon fonctionnement requiert aussi la recherche d’un sens collectif, d’un « nous » avec un idéal de justice, des droits mais aussi des obligations pour tous. Or, de nos jours, on a plutôt l’impression d’être en présence d’une prolifération de « nous » « minoritaires » toujours plus étroits, affirmant leur particularisme identitaire, leur état de « victimes » et revendiquant ainsi « l’égalité de droits » avec le reste de la société ou des droits spécifiques.

Le philosophe et romancier Tristan Garcia qui traite justement de ce sujet dans son essai « Nous », n’hésite pas à parler pour notre époque d’un « état de guerre de toutes les identités ».

Nous parlons de guerre parce que nous en sommes au point où nous ne pouvons plus, quel que soit notre camp politique, concevoir d’image commune de nous qui ne suscite chez d’autres la défiance, qui ne soit suspectée d’être l’universalisation d’une particularité et l’imposition d’une domination ou d’une contre-domination d’un groupe sur un autre, ou même d’un plan identitaire sur un autre (du religieux sur le sexuel, du sexuel sur l’économique, etc.)

"Nous" de Tristan Garcia

Cult of Ned, artiste numérique

Cult of Ned, artiste numérique

Ce fut patent lors du vote de la loi sur « le mariage pour tous » qui a suscité les remugles de « la manif pour tous » contre le mariage et l’adoption par les homosexuels, et qui vient de faire dire à Emmanuel Macron, soucieux de ratisser large, que ces opposants avaient été « humiliés », pour réaffirmer ensuite son attachement à la loi et apporter son soutien à la PMA pour les lesbiennes.

De même, s’opposent en deux camps irréconciliables anti-racistes et « indigènes de la République » contre une extrême droite dénonçant un « racisme anti-blanc » et un camp plus large en croisade pour « défendre » une laïcité intransigeante que l’autre camp qualifie d’« islamophobe ».

Ou encore, le combat des femmes contre « la domination masculine » très vivace qui nous vaut de commencer à entendre parler de « masculinistes » s’organisant comme minorité de combat contre des femmes qui les privent notamment de leur droit d’être père.

Le front hexagonal des féministes s’est cependant gravement fissuré sur la question de la prostitution et du voile islamique : « Contre le voile : les universalistes laïques comme Élisabeth Badinter ou l’essayiste Caroline Fourest, attachées à une égalité et des droits « universels » – et fidèles à une tradition féministe anticléricale qui voit dans les religions des complices de la disgrâce des femmes. Pour : les représentantes d’un féminisme « islamique » ou post-colonial, comme les sociologues Zahra Ali ou Christine Delphy, et surtout toutes les filles voilées qui ne veulent plus qu’on parle à leur place. » (Télérama du 8/3/17 Dossier « Femmes, le combat s’amplifie » ).

Dans ce dossier, les journalistes de Télérama, Juliette Cerf et Weronika Zarachowicz, livrent un exemple emblématique de cette « déconstruction » sans fin des identités et par là de la production de catégories de « nous » toujours plus petits, en nous faisant découvrir l’afro-féminisme, mouvement « d’afro-descendantes » qui « s’attaque à toutes le formes d’oppression subies par les Noires : sexisme, mais aussi racisme et rapports de classe» et qui a organisé en août 2016 un « camp d’été décolonial » interdit aux Blancs (sic).

Etc.

A cette occasion, je me suis aperçu que mes croyances n’étaient pas du tout solides, en fait qu’elles étaient même très fragiles, que j’étais très influençable : avant ça m’énervait beaucoup le féminisme, j’étais même un peu anti, et puis j’ai lu deux bouquins et maintenant je suis à fond. C’est pour ça que je me dis qu’il ne faut pas que je lise Mein Kampf.

BLANCHE GARDIN - « Je parle toute seule» à l'Européen

"Infra" de Rebecca Topakian - festival "Circulations" au 104 (Paris 19e)

"Infra" de Rebecca Topakian - festival "Circulations" au 104 (Paris 19e)

Comme Tristan Garcia, je continue à croire naïvement que les hommes pourraient tous se réconcilier, comme lui, je pense que ça me vient de l’enfance, en particulier de mon éducation chrétienne. En lisant son bouquin, tout aussi naïvement, j’espérais quelque espoir. Le philosophe l’a douché : « On sort du XXe avec dans tous les camps un ressentiment très fort contre les autres, contre toutes les formes d’universel. » Il écarte par conséquent l’horizon messianique de réconciliation de tous les « nous », celui des chrétiens ou celui du marxisme hérité de la tradition chrétienne.

Selon lui, divisions et conflits de recherche d’égalité des « nous » dans une démarche progressiste sont toutefois préférables à la politique de dissolution de toutes les différences des républicains qui ne disent jamais « nous », accrochés qu’ils sont à un «universalisme impersonnel vide ». Pour autant, Tristan Garcia nous met en garde contre les deux pièges de la situation que nous connaissons. D’abord le piège de « l’abîme de la déconstruction productive de nouvelles catégories » génératrices d’effets de domination et de contre-domination, ensuite, le piège « qui guette le réactionnaire, celui qui décide de sortir de XXe siècle mais par le bas, et donc de refonder les identités et les différences qui nous séparent en « nature », pour un retour à un cosmos ordonné avec des hiérarchies : il y a des hommes, il y a des femmes, il y a quelque chose qui distingue naturellement les hommes des bêtes, etc. »

Sa seule solution pour résoudre ces deux écueils est de considérer « qu’il est possible de penser également mais distinctement, c’est à dire qu’il est possible de distinguer des catégories sans produire de la hiérarchie, de l’ordre. »

L’affaire s’annonce coton. Allez ensuite vous demander pourquoi nous restons cramponnés à notre maigre « je » !

Manifestation anti-corruption à Bucarest 26-02-17. Inquam Photos/Octav Ganea

Manifestation anti-corruption à Bucarest 26-02-17. Inquam Photos/Octav Ganea

À l’exception des très riches qui semblent posséder tous les attributs des classes sociales – homogénéité des modes de vie, conscience des intérêts et capacité de les promouvoir – tout se passe comme si les inégalités de classes avaient laissé la place à des inégalités multiples et d’autant plus insupportables qu’elles sont hétérogènes et individualisées. Il va de soi que ce processus est renforcé par les transformations du capitalisme qui brisent le rapport de classes « direct » entre les ouvriers et les patrons. Avec la « financiarisation » du capitalisme, l’organisateur du travail n’est plus nécessairement le maître de l’économie et de l’investissement. Ne voit-on pas des ouvriers occuper l’entreprise pour que le « vrai » patron se dévoile ? Alors les clivages moraux et nationaux ont toutes les chances de se substituer aux clivages sociaux. Aujourd’hui, une partie du « vote de classe » des travailleurs passerait par les détours de la défense de l’identité nationale, par le refus de l’Europe, par la peur de perdre le cadre même de l’action sociale/nationale. Cette évolution nous rappelle que le régime des classes sociales s’est déployé dans des sociétés et des économies nationales et qu’il est donc bousculé quand ce que l’on appelle la globalisation menace ces cadres nationaux comme cadres d’action souverains et autonomes.

François Dubet "Les classes sociales..." n°10 de la Revue Française de Socio-Economie, 2012

Très juste, très drôle, je me suis identifié à donf... à bientôt 55 ans

BLANCHE GARDIN - « Je parle toute seule» à l'Européen

Ren Hang 2012

Ren Hang 2012

"Promenons nous dans les bois pendant que le loup n'y est pas..."

"Promenons nous dans les bois pendant que le loup n'y est pas..."

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