Publié le 14 Août 2007

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La jeunesse est la seule chose qui mérite qu’on la possède.
O. Wilde dans Dorian Gray
 
Il est doux, quand la mer est haute
De mesurer son âge
De contempler, serein,
Du bateau qui fait naufrage,
Les corps qui bronzent sur la plage.
Suave Mari Magno[1] Philippe LEOTARD - 1989
 

Prague[2], novembre 2006- Je crois que nous traversions un parc bordant la rivière Moldau. D’un bon pas, car en s’installant, la nuit venait de nous envelopper d’un voile frais et humide, fleurant bon la décomposition végétale. Darek nous parlait de l’écrivain Gombrowicz.
 
Juillet 2007 - Voyage dans le voyage, j’ai dévoré ce 1er tome du Journal de Gombrowicz sans avoir un instant la tentation d’en sauter une page.
Ce n’est en aucun cas une forme de voyeurisme qui m’a tenu en haleine (ces journaux/carnets publiés après la mort de leur auteur dont on attend des révélations), puisque dès le départ, ses pages étaient destinées à être publiées, ni le souci de comprendre l’œuvre, puisque je ne connaissais rien de l’écrivain. Au point que, je tentai d’aiguiller la jeune vendeuse chez Gibert Jeunes, qui ne le connaissait pas, en lui disant que c’était un juif émigré en Argentine. 
Comme elle ne trouvait rien devant le rayon « littérature juive », soudain plus hésitant, je lui dis que j’étais loin d’être sûr qu’il eût spécialement écrit sur sa « judéité ».... Peut-être bien même qu’il n’était pas juif.
Son aîné n’hésita pas une seconde : « littérature polonaise ».
La sincérité d’un Journal publié

Ce journal, je le rédige à contrecoeur. Sa sincérité insincère me fatigue. Pour qui est-ce que j’écris ? Si c’est pour moi, pourquoi cela va-t-il à l’impression ? Et si c’est pour le lecteur, pourquoi fais-je semblant de dialoguer avec moi-même ? Te parlerais-tu de manière à ce que les autres t’entendent ? [...]
Witold Gombrowicz Journal (1953-1956) Christian Bourgois Editeur
 
Non, le plaisir que j’ai trouvé à sa lecture était celle d’une rencontre avec un intellectuel qui questionnait avec intelligence, honnêteté et souvent de l’humour les évidences de son temps, sur des thèmes aussi variés que l’Art (la poésie, la peinture, l’écriture), l’existence sans Dieu ou l’existentialisme mais sans Sartre, « l’éthique marxiste » et pourquoi il ne pouvait être communiste, la « nation » polonaise et son rejet du nationalisme, le temps qui passe, l’exil et la nostalgie,...

Sujets souvent philosophiques, parfois ardus, mais qu’une pensée rigoureuse et une belle écriture rendent plutôt limpides ; pensée jamais purement théorique, jamais désincarnée, puisant toujours dans la vie de ce déraciné que, du jour au lendemain, l’Histoire a exilé à l’autre bout de son monde, en Argentine.  
 
 
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Par-dessus tout, ses réflexions sur le temps qui passe, les relations entre générations et entre sexes ont éclairé d’un jour nouveau mes propres préoccupations.
 
Renouer avec le temps passé
 
Dimanche - Le vent froid du sud a vidé Buenos Aires d’une masse d’air humide et chaud ; il s’est mis à souffler, balayant les obstacles, hurlant, sifflant, secouant et claquant les vitres, soulevant dans l’air de vieux papiers et suscitant aux carrefours de vrais sabbats d’invisibles sorcières. Ce vent pseudo-automnal m’emporte moi aussi, et court et vole avec moi – toujours vers le passé : il y a le privilège d’évoquer en moi le passé, et je m’y plie parfois pendant des heures entières, assis quelque part sur un banc public. C’est là que, tout transi de bise, je m’efforce d’accéder à cette chose irréalisable et pourtant si désirée : aider Witold Gombrowicz à renouer avec des temps qui ne reviendront jamais. A recréer ainsi mon passé j’ai consacré beaucoup de temps, établissant laborieusement ma chronologie, forçant ma mémoire jusqu’aux extrêmes limites : je me cherchais, tel Proust, mais rien à faire – le passé est sans fond, Proust ment, non, il n’y a rien, absolument rien à faire... Mais ce vent du sud, en déclenchant en moi je ne sais quel malaise organique, provoque un état de désir presque amoureux où, en proie à une quête désespérée, les lèvres tordues par l’effort, je cherche à faire revivre en moi, fût-ce un instant, mon existence ancienne. [...]
 
La contemplation de « la Jeunesse en soi – délivrée du sexe »


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Je ne tardai pas à quitter la réunion et, dans la nuit immobile d’Argentine, d’un bleu foncé, je me dirigeai vers le « Retiro » que vous connaissez déjà par mon Trans-Atlantique. «C’est là que la colline penche sur le fleuve, et la ville descend jusqu’au port, et le souffle silencieux de l’eau, tel un chant parmi les arbres du mail... Il y avait là quantité de jeunes matelots... » Je noterai ici que jamais (à part quelques aventures sporadiques dans mon très jeune âge) je n’ai été homosexuel. [...]
Ainsi ce ne sont pas des aventures érotiques que je cherchais au « Retiro », mais – déséquilibré comme je l’étais -, assommé, déshérité, et dévié, dérouté de mes rails, rongé par les passions aveugles qu’avaient déchaînées en moi l’écroulement de mon univers et la faillite de mes destinées – que cherchais-je au juste ?
La Jeunesse : la mienne et aussi celle des autres. Celle des autres, car la Jeunesse en uniforme de soldat ou de matelot, celle des petits gars tout simples du Retiro m’était, elle, inaccessible : l’identité de sexe, le manque d’attrait sexuel excluaient toute chance de s’unir et de se posséder. Voici que ma propre jeunesse, car la leur était en même temps la mienne, était en train de se réaliser dans un être de mon espèce, non pas une femme mais un homme ; la même jeunesse, qui m’avait quitté maintenant, refleurissait dans un autre. Or, pour un homme, ni la beauté, ni la jeunesse, ni le charme de la femme ne seront jamais aussi catégoriques dans leur expression : la femme, en effet, est une chose autre et, de plus, elle crée en puissance ce qui – biologiquement parlant – jusqu’à un certain point nous sauve : l’enfant. Ici, au « Retiro », je contemplais, pour m’exprimer ainsi, la Jeunesse en soi – délivrée du sexe [....]
 
L’homme mûr qui a besoin des jeunes gens et réciproquement

bjornandresencover.jpgEn débarquant donc à La Falda, j’ignorais que des évènements à la fois terribles et risibles m’y attendaient. Au début, tout marcha comme sur des roulettes. Installé à l’hôtel San Martin, libéré de tout souci matériel, je fis bientôt la connaissance d’une paire d’amusants jumeaux (déjà évoqués dans ce Journal) ; avec eux et d’autres jeunes gens, je faisais beaucoup d’excursions ; je me fis ainsi de nouveaux amis en qui la vie naissante vibrait comme un colibri, dont les lèvres offraient le sourire, - ce sourire qui est un des plus nobles phénomène que je connaisse, car il naît envers et contre tout, en particulier contre l’infinie tristesse, l’oppressante nostalgie, la détresse, la peine de cet âge, condamné à un inassouvissement perpétuel. Vous connaissez tous l’ambiance légère des vacances passées en montagne ou au bord de la mer – le chapeau que le vent emporte, le sandwich dévoré parmi les rochers, la pluie qui vous trempe jusqu’à l’os... [...]
Tout en fréquentant ces jeunes garçons, je ne me comportais pas, bien sûr, comme si j’avais été l’un d’eux – que non pas ! – mais en adulte, en leur montrant quelque dédain, les moquant, les taquinant, profitant de tous les avantages de l’homme mûr. C’était pourtant là ce qui les transportait, ce qui enflammait leur jeune âge – en même temps qu’au-delà de ma tyrannie s’établissait une secrète entente, fondée sur le besoin réciproque que nous avions les uns des autres.

Adam chassé du Paradis

Et voilà qu’un beau matin, m’examinant d’un peu plus près dans la glace, j’aperçus du nouveau sur mon visage : un subtil réseau de rides émergeant sur le front, sous les yeux, aux commissures des lèvres, - tout comme sous l’action du révélateur chimique apparaît peu à peu le sens funeste d’une lettre apparemment innocente que vous lisez. Ah, maudit visage ! Mon visage était en train de me trahir ! Ah, trahison !
Sècheresse de l’air ? Eau calcaire ? Ou simplement l’heure fatidique où mon âge réel venait de percer l’imposture de mon teint juvénile ? Ridiculisé, humilié par la qualité de ma souffrance, je compris, en contemplant longuement mon visage, que la fin était là : oui, la fin, le terme, le bout du rouleau, le terminus, le point final ! [ ...]
Je savais n’être moi-même que vieillissement, mort vivante imitant la vie, elle qui est sans cesse en train d’avancer, de parler, même de s’amuser, et même de jouir – mais dont la vrai vitalité n’est fait que d’un accomplissement progressif dans la mort.
Adam chassé du Paradis, je plongeais, passé la ligne d’ombre, dans la nuit, privé de cette vie, qui, là-bas en dehors de moi, baignait avec délices dans les rayons de la grâce. Il fallait bien que mon imposture se révélât un beau jour, qu’il y eût un terme à mon tardif et illégitime séjour au sein de la vie en fleur, et voici que j’étais devenu vieillissant, moi, le contaminé, moi le répugnant, moi – l’adulte ! [...]
Si la jeunesse a moins peur de la vie, c’est qu’elle est vie elle-même, et vie qui séduit, subjugue, envoûte, parce qu’elle connaît bien la sympathie, l’affabilité que d’emblée elle inspire...
 
La virilité, éphémère échappatoire à la jeunesse disparue 
 
gombrowicz2.jpgC’est là qu’on voit cette puissance d’affranchissement que constitue le sexe : la cassure de notre être entre l’homme et la femme... Lorsque, au terme de mon douloureux chemin, j’accostais enfin aux portes de la villa où m’attendait mon amie, le panorama tout entier de ma destinée, se modifiait – c’était comme si une force neuve, bouleversant toute ma « constellation », avait fait irruption. Une force étrangère ! Ce qui m’attendait à la villa, c’était la jeunesse, mais une jeunesse autre, incarnée, certes dans une forme humaine, mais distincte de ma forme à moi, et les bras de mon amie, identiques en même temps qu’exotiques, faisaient tout d’un coup de moi un autre, me forçaient en ces moments-là à m’harmoniser avec l’élément étranger, en le complétant. Alors, la féminité n’exigeait pas de moi la jeunesse, mais la virilité, et je devenais un homme, conquérant capable d’annexer la biologie d’autrui. Et ce côté monstrueux de la virilité qui ignore sa propre laideur, qui ne se soucie jamais de plaire, mais est un acte d’expansion, de violence, et, par-dessus tout, de maîtrise souveraine – oui, ce caractère souverain qui est de chercher uniquement son propre plaisir – sans doute que cela momentanément me soulageait : comme si j’avais cessé d’être une créature humaine menacée et pleine de crainte pour devenir un propriétaire, un seigneur, un souverain, et comme si elle, la femme, tuait en moi le jeune garçon à travers l’homme mûr, l’adulte. Mais cela ne durait guère. [...]

Putos

Il se trouva que, par l’intermédiaire de quelques amis d’une Compagnie de ballets en tournée en Argentine, je fus introduit dans un milieu où l’homosexualité était poussée à l’extrême, presque jusqu’à la folie, à la démence. Je dis « à l’extrême » pour bien marquer qu’il y avait beau temps que j’avais côtoyé les milieux d’homosexualité « normale » : à tous les parallèles géographiques, le petit monde des artistes est imprégné de ce genre d’amour qui n’ose pas dire son nom ; mais ici, en l’occurrence, c’est le visage de sa démence frénétique qu’il me fut donné de voir. [...]
La fureur doublée de répugnance qu’éprouvent les hommes « virils », couvant, élevant, amplifiant à loisir leur virilité ; les anathèmes de la morale, toutes les ironies, les sarcasmes et les colères de notre culture qui veille jalousement sur la primauté du charme féminin, tout cela s’abat d’un bloc sur le jeune éphèbe qui louvoie aux lisières ombreuses de notre existence officielle. Et ce phénomène n’en devient que plus vénéneux aux échelons supérieurs de notre évolution. Car en bas, plus bas, dans les bas-fonds, personne ne prend cela tellement au tragique, ni sur le mode sarcastique : les garçons les plus simples et qui jouissent d’une parfait santé s’y livrent simplement par manque de femmes, chose qui, semble-t-il, ne les dévie d’aucune manière ni les pervertit, et ne les empêche pas par le suite de se marier le plus correctement du monde.
Cependant le groupe que je connus alors se composait d’hommes aimant les hommes beaucoup plus que ne peut le faire n’importe quelle femme : putos au comble de l’effervescence, pris de fringale démente, livrés à une course-poursuite inlassable, garçons « déchirés par les garçons comme par les chiens », exactement comme le Gonzalo de mon Trans-Atlantique. [...]
 
Witold Gombrowicz Journal (1953-1956) Christian Bourgois Editeur
 
 
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F. GOYA Les désastres de la guerre
 
D’un trait en diagonale : Eden, éden, Eden
 
L’échantillonnage des pages et des extraits est aléatoire ; seule entorse au principe : relever les premiers et derniers mots du livre.
 
Premiers mots/ Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : les bébés roulent hors des bras des femmes accroupies sur les tôles mitraillées des G.M.C. ;[....] page 49 / ; le pied-bot s’agenouille, il porte le sexe du dattier à ses lèvres, l’enfonce dans sa bouche ; sa langue fouille, pointe s’effilant, dans les repris, les membranes poreuses, les cicatrices, les incisions rituelles ; ses lèvres vibrent ; un mouvement vif du dattier ébloui par le feu rougi enfonce son gland dans la gorge du pied-bot ; page 91 / ; l’enculeur, au bout de trois giclées, se redresse, la merde bouillonnant à l’ourlet de son cul ; il enjambe la croupe de l’adolescent, sort, les rayons happent, mordent son sexe gluant ; il s’accroupit contre le barbelé, sur le revers d’une éminence, goudron boursouflé qui surplombe l’inclinaison incandescente du désert ; les excréments éclatent sous ses fesses, page 161 / , l’encule, criant, d’un coup de reins ; son membre arqué, glissant sur le foutre frais du maître-chien, prolifère dans le cul de Wazzag ; le blond, crispé, sparadrap se décollant de son ventre durci suant, se brandille, incliné sur la croupe du putain que le maître-chien mord aux lèvres ; page 203 / ; le membre du singe, faufilé entre les fesses du bébé, durcit, s’aiguise ; ahanant, le singe, pour le radoucir, se contorsionne, scrute la stratosphère, tapote le fessier alentour du membre fiché, câline la racine du membre, caresse la nuque rase du bébé, lui prends ses mains éparses sur le sable, les baise : Derniers mots / ; le singe piaule, bras alanguis, guerba ramollie nouée à l’encolure, mufle sanglant, sexe dressé, oeil scrutant Vénus voilée de vapeurs violette, piétine les cérastes décapités ; la graisse exsudée au bouchon d’herbe, durcit ; la trombe recule vers Vénus,
Eden, Eden, Eden 1970 Pierre Guyotat L’imaginaire Gallimard 2005
Préface de Michel Leiris, Rolland Barthes et Philippe Sollers
 

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Pour ce qui me concerne, ça suffira. Pourquoi diable ai-je acheté ce bouquin ?

Parce que ce texte avait été interdit dès sa sortie jusqu’en 1981, pour « avoir scandaleusement mêlé sexe et guerre » (celle d’Algérie)...
 
Quoi qu’il en soit, c’est un objet d’art contemporain, ce livre. Je suis preneur des résultats d’une étude lexicométrique. Combien d’occurrences pour « foutre », « durci », ... ?
 
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Pour connaître un peu l’œuvre, son contexte et son auteur
 
[1] Détournement du texte de l’épicurien Lucrèce (De natura rerum) dans lequel le philosophe exprime un hédonisme consistant à se réjouir d’échapper aux malheurs du monde : « Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. » [...]
 
 
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Rédigé par Thomas Querqy

Publié dans #touriste, #livres, #vivre, #les années, #intergénérationnel, #sex

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