ARCHEOLOGIE « San Francisco ou Sodome suspendue »

Publié le 18 Mai 2009

William Gedney NY 1979

 

 

 

 

Maman a transféré dans la maison agrandie d’Ardèche ce qu’il restait de ma bibliothèque à Bourg. J’en ai rapporté quelques livres dont ce Californie Rêve et cauchemar... Ici s’inventent les vingt prochaines années, édité en 1981 dans l’excellente collection autrement.

Avec ma première paye d’étudiant rémunéré, j’avais fait en 1984 mon premier grand voyage, aux Etats-Unis, avec dans la tête, tout ce que j’y avais lu. Les articles de Guy Hocquenghem sur San Francisco « la sodomite » y tenant une bonne place. Morceaux choisis.

 
 
Autoportrait de Robert Mapplethorpe (1978) à l'exposition "Controverses" à la BNF

 

 



Il y a deux ou trois ans, Anita Bryant déclarait que les tremblements de terre de Californie étaient la punition divine destinée aux « spermeaters », les pédés buveurs de sperme de San Francisco. San Francisco, capitale du monde Gay – la plus homosexuelle de toutes les villes du monde, et aussi la ville de nulle part, le morceau de continent à la dérive. Si les exclus de toute l’Amérique ont choisi San Francisco, c’est parce que la ville semble perpétuellement sur le point de lâcher les amarres. Capitale mystique de l’Amérique, capitale des rêves utopiques et des sectes, des beatniks, des hippies, mais aussi, dès avant le XIXe siècle, capitale de l’immoralité, maisons de jeux et prostitution, San Francisco avait déjà 300 000 habitants lors de la catastrophe. [...]

 

 

Castro. J’ai remonté Dolorès Street et ses palmiers, et j’ai tourné devant Mission High School, où quelques-uns des milliers d’élèves « chicanos », enivrants athlètes de quinze ans en limousine d’occasion et Adidas, m’ont gratifié d’un sourire. Tout ne se passe pas si mal entre « gays » et jeunes chicanos : après tout, les « gays » offrent le mode de vie le plus drôle, le plus riche, le plus dévergondé...

Castro street, cette rue, qui, comme sur un dessin célèbre, semble commencer au village new-yorkais et s’achever sur une plage océanienne. Il y a des gens, dans cette foule à la gentillesse exacerbée, muscles d’or et céréales vitaminées, short de jean et chaussures d’armée, qui ne sont jamais sortis du carré de trente blocs qui forment le ghetto du Castro, depuis leur arrivée ici il y a dix ans. Vitrine plutôt que ghetto, d’ailleurs, où chacun semble avoir à cœur d’être le mannequin animé d’un spectacle auquel accourent les touristes en car, « gays » ou pas « gays », le spectacle d’une foule d’homosexuels heureux au naturel. [...]

 

Si le Castro est le nouveau centre « gay », San Francisco compte plusieurs autres ghettos homosexuels – et des petites communautés éparses dans toute la ville. Au Nord-Est de la presqu’île, entre Pacific Heights et Market street, le vieux ghetto pédé de Polk Street compte aussi une cinquantaine d’établissement « gays », bar et autres.


Jérome Bosch L'enfer musical 1510

 

A Polk Street, les extrêmes confondus dans l’uniforme pseudo-adolescent des trentenaires éternels du Castro, se scindent à nouveau : d’un côté, les pédés de la cinquantaine, volontiers cravate, «campy » traditionalistes. De l’autre, le gigolo du rêve américain, le super gymnaste de collège, torse nu, et quel torse, errant autour des vendeurs de journaux, l’air faussement indifférent.

Mais la trinité des «gays » sans franciscains, des « clones », de Castro aux « poupées » («pupetts », folles traditionnelles) de Polk, n’est pas complète sans les « Kings », les rois, des « durs » (faux ou vrais) du « cuir » et du sado-masochisme, réfugié autour de Folsom Street. [...]

 

Le soir, toujours l’esprit enfumé d’une herbe excellente, nous payons six dollars l’entrée au « Caligula », le grand film péplum incroyablement pornographique où Malcom Mac Dowell, l’ancien acteur de « Orange Mécanique », encule, tue, éventre et châtre en technicolor, Dolby Stéréo et grand écran pendant trois heures. Ce monument invraisemblable, qui a coûté aussi cher qu’ « Apocalypse Now », ne passe qu’ici et à New York. Il faut un sacré sens de la décadence pour passer ça sans « X »...

 



http://www.hedislimane.com/diary/


Et dans la nuit froide et claire, je me sens très Caligula, en marchant vers les mauvais lieux de Folsom-Street que j’ai repérés tout à l’heure, le long des hangars et des usines désaffectées. Les « Glory Holes » sont la gloire sulfureuse de l’érotisme sans franciscain. La ville ne compte pas moins de huit établissements du genre. Derrière la porte, un garçon endormi – ça fonctionne 24H sur 24, et il est 4 heures du matin – me fait membre du club suivant l’habitude de la ville, en trois secondes, moyennant une cotisation modique (1 dollar).

Les plus pauvres, les noirs, les vieux viennent ici. Une salle de ciné porno où les barbus s’enculent sur l’écran en se tordant les seins, précède l’immense hangar, presque désert aujourd’hui, des « Glory Holes » : des centaines de cabines, accolées l’une à l’autre en travées, dos à dos. Chacune d’entre elle révèle, derrière la porte de bois, trois cloisons percées chacune d’un trou à hauteur des organes génitaux, le fameux « Glory Hole » emprunté aux pissotières. Des bites anonymes passent là, pénétrant des culs sans identité. Entre les cabines, des ombres se faufilent, des pas résonnent, parallèles aux miens. Parfois, un œil se colle au trou, ou une bouche. Au sous-sol des cages de fer, des cellules, des fouets. Salles de tortures pour clients compliqués.

 


 Keith Haring Glory hole



Les salles de Glory Holes sont un pas de plus vers la vente directe du sexe : aucun autre prétexte, vente de livres porno ou activité de « boîte », ne cache plus la fonction. Dans leur glorieuse nudité, les « Glory Holes » sont le paradoxe d’un sexe libéré qui ne peut plus se regarder en face sans rire.

 

En rentrant, épuisé et furieux contre moi-même de mon goût du sordide, je découvre les derniers chiffres du rapport Kinsey tout juste terminé sur la colonie « gay » de San Francisco. Les homosexuels de San Francisco, installés dans la ville depuis quelques années (au maximum 10, en général deux ou trois) on eu au moins 500 relations sexuelles avec d’autres hommes, 30 % d’entre eux en déclarent plus de mille...

 

Ça n’a pas trainé : j’ai une chaude-pisse à la gorge, du moins on me l’affirme autour de moi. Picotement, raclements, ces « Glory Holes » ont contaminé jusqu’à l’organe de ma voix. Visite chez le docteur, décide mon club d’hôtes. Mais pas n’importe quel docteur, le cabinet « gay » auquel Robert « croit » comme il croit à la prédiction indienne. [...]



 James Franco

 

La visite va durer deux heures. Check général, mais orienté sur un questionnaire précis établi par un jeune moustachu au regard trop confiant qui connaît visiblement bien les problèmes de santé « spécialisés... ». Tout y passe, les habitudes sexuelles, le rôle des vitamines, des poppers...
L’association des médecins « gays », dont il fait partie, s’appelle la « Bay Area Physicians for Human Rights » : la « Bay Area », c’est cet ensemble urbain de plus de six millions d’habitants qui entoure San Francisco. Ils sont trois cent médecins, membres de ce club puissant. Ils ont organisé l’an dernier une exposition sur la Santé « Gay ».

Je m’imagine les gros plans d’anus syphilitiques, tandis que nous dérivons sur la visibilité « gay » dans les rues de la ville. « Il y a une bonne raison à ça : la ville de San Francisco est un petit centre ancien et préservé, au milieu de la « Bay Area ». Et sur sept cent mille habitants, la présence de 2 ou 300 000 pédés est forcément plus évident que celle d’un million de gays new-yorkais au milieu d’une métropole de 12 millions d’habitants. » Je concède que c’est la première fois, en effet, que j’ai ce sentiment, rigoureusement partout dans une ville, d’une « présence » gay « normale ».

 

Mais les chiffres, justement nagent dans le vague. « Aucun moyen de le savoir, puisque le recensement ne donne pas de case « gay ». Mais il ya des moyens indirects : par exemple, le taux de célibataires entre 25 et 45 ans, l’âge type des « nouveaux pédés », est triple à San Francisco de ce qu’il est dans le reste de la Californie ! 31 % au lieu de 10 %. Cela établit le pourcentage « gay » à au moins un quart de la population de la ville, plus ceux qui ont été mariés et n’ont pas divorcé... Disons un minimum de 200 000. » [...]



William Gedney NY Juin 1981

 

Tom achève avec nous sa virée dans une boîte cuir, le « Black and Blue ». Non loin, un sauna spécialisé S.M., « The Slot » : Plus loin, un autre, « The Handball Express ». Au « Black and Blue », baignoires pour fanas de la pisse, moto suspendue au-dessus du billard par des chaînes, le spectacle est classique. Tout ce coin de Folsom Street est la capitale S.M. du gay sexe, au même titre que les quais de New-York autour de la 10e rue. Un autre bar, à côté, l’ « Arena », est resté célèbre pour ses « ventes d’esclaves » fictives, au cours desquelles les consommateurs payaient avec des coupons distribués avec les consommations les humiliations infligées en public à des soumis volontaires.

         Je ris en moi-même en pensant à la tête de la mairesse, Dianne Feinstein, bourgeoise juive plutôt conservatrice, quand elle dut faire le tour des bars cuirs pour solliciter le « vote gay »... [...]

 

Pour ma part, je n’ai guère fait plus que dîner dans le Castro, dans un resto mongol, si je me souviens bien. Mon entourage de voyage tout ce qu’il y a de plus « straight », et peut-être aussi un ange gardien - vu l’hécatombe qui allait suivre - m’ont tenu à distance de la moindre tentation. En un mois, sans avoir un seul mot à dire, Christine avait compris qu’elle ne tirerait rien de moi.

On a clos le voyage à New-York en dansant en plein air sur le toit d’un building de Manhattan puis quelques étages en dessous, dans une salle bourrée de noirs qui dansaient divinement le funk.

Chris quitta plus tôt que moi la discothèque, (extraordinaire Dancetaria), en compagnie de celui qui allait devenir son mari. De mon côté, je fis la fermeture au petit matin en compagnie d’un garçon de mon âge, un juif à la peau mate, mais chacun rentra sagement chez lui.
Mes pénates, c’était l’affreux YMCA, où un gardien de nuit légaliste me refusa l’accès au motif que je ne pouvais être celui que je prétendais vu qu’il y avait déjà deux occupants dans la chambre...

 


 William Gedney NY 1979

 

 

Ina.fr/ Guy Hocquenghem, journaliste militant à Libération (Apostrophes 1979)

 

Telerama.fr/ Cruising de William Friedkin (1980)

Liberation.fr/ Harvey Milk : entrevue de Gus Van Sant et de son scénariste

Dailymotion.com/ The times of Harvey Milk de Rob Epstein (1984)

Youtube.com/ 1978 Gay freedom day parade

Gayclic.com/articles/ Les chroniques de San Francisco d'Armistead Maupin

 

http://www.lemagazine.info/San-Francisco-premier-bastion-gay.html

 

Altersexualite.com/ Fun home d'Alison Bechdel (récit autobiographique graphique)


 

"Torch song trilogy" d'Harvey Fierstein (1988)

actuellement au Nouveau Latina (Paris 4e)

 

Rédigé par Thomas Querqy

Publié dans #culture gay, #livres, #touriste, #les années

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