Publié le 7 Décembre 2024
La vie me semble être une chose atroce […]. Heureusement au dessus de tout cela reste la question d’art et sur celle-là je suis tranquille.
Le surtourisme à Paris et l’obligation de réserver font que nous allons beaucoup plus rarement voir de grandes expositions. En effet, la foule est peu propice à l’expérience de méditation esthétique que nous y recherchons. Pourtant, une exposition d’un peintre qui a surtout peint des hommes au siècle du « triomphe de la virilité », justifiait de faire exception, au moment même où l’on ne peut échapper au feuilleton du procès d’un fait divers sordide qui nous répète à longueur de chroniques, d’articles et de tribunes de femelles femmes énervées par leur toute puissance, qu’il illustre « la banalité du mâle » ou de « la perversion masculine » et « la culture du viol » des hommes.
Une bien meilleure raison d’aller voir cette exposition, était que des tableaux de Gustave Caillebotte (1848-1894), je n’avais guère que ses raboteurs de parquets dans ma bibliothèque mémorielle. A ma décharge, une seule exposition lui a été consacrée à Paris, il y a 30 ans, en 1994 au Grand Palais, et tout à notre histoire d’amour naissante que nous étions avec Gabriel, sans doute suroccupés par la vie sociale de notre âge d’alors, je n’ai aucun souvenir de cette rétrospective.
Le musée d’Orsay est à ma connaissance le seul musée national où l’enseignant est traité presque comme un VIP : on y accède par une entrée réservée aux visiteurs achetant leur billet sur place ou bénéficiaires comme nous de la gratuité (C2). Ce vendredi-là, à midi, pénétrer le musée fut relativement rapide alors même que, dès le hall, il était évident qu’il était plein comme un oeuf.
Je ne sais pas quelle est la jauge maximale de cette exposition mais l’inconvénient de cette liberté d’arriver sans réservation est qu’il est plus difficile de gérer une jauge confortable pour le visiteur. Après m’être fait morigéné comme un gosse d’être passé sous toutes les bandes textiles dessinant le parcours d’accès à l’entrée quand il y a du monde, avant de m’engouffrer dans le parcours bondé de l’exposition, j’ai entendu que près de 700 visiteurs y piétinaient déjà. Je viens de lire que le mardi et le vendredi sont de bons jours, tandis que le mardi et le dimanche sont les pires (le mardi beaucoup de musées parisiens sont fermés). Pour une autre fois, j’ai également trouvé un site qui donne l’affluence en temps réel de différents lieux accueillant du public, dont le musée d’Orsay.
J’ai traversé l’exposition en moins d’une heure : le parcours était partout engorgé par une foule dans l’ensemble âgée piétinante, parfois titubante, les meilleurs toiles, notamment les grands formats, étaient souvent inapprochables en raison de groupes avec conférencier qui stationnaient devant longuement.
Les pires conditions pour voir une exposition, je l’ai donc survolée en lisant tout de même chaque fois que c’était physiquement possible cartels et panneaux. Les cartels m’intéressaient surtout pour identifier les tableaux sortis des collections d’Orsay et ceux prêtés par d’autres musées, notamment le musée Getty à Los Angeles et le Art Institute de Chicago partenaires de l’exposition qui la présenteront en 2025, ou par des particuliers. Les panneaux donnaient des informations biographiques et la logique d’accrochage (les thèmes) des curateurs/commissaires d’exposition.
Le jeune et riche célibataire parisien et son frère
Gustave est le puiné d’un demi-frère Alfred, l’ainé de la fratrie des quatre garçons Caillebotte, René son cadet, et le petit dernier Martial, qui porte le prénom de leur père. Martial Caillebotte père appartient à l’élite des millionnaires parisiens du Second Empire. Issu d’une famille normande de négociants en draps depuis un siècle, il a fait fortune en fournissant draps et couvertures à la Monarchie de Juillet puis à l’armée de Napoléon III. Quand il meurt en 1874, il laisse à sa veuve et ses enfants une fortune constituée de plusieurs immeubles de rapport à Paris, de fermes, de valeurs mobilières de placement, en particulier de titres de rente sur l'État, et ainsi le statut enviable de rentiers qui peuplent les romans de Balzac, de Flaubert ou de Zola.
Martial Caillebotte "Une journée : VIII. Promenade aux champs" par Choeur régional Vittoria d'Île-de-France / Orchestre Pasdeloup / Michel Piquemal / Éric Villeminey
Documentaire sur les Frères Caillebotte par Fabrice Roy
Doués, les frères Caillebotte purent ainsi s’illustrer dans de nobles activités, pour Alfred dans son ministère et ses œuvres de prêtre, pour Gustave et Martial, respectivement dans la peinture, à la fois comme peintre et mécène de ses amis impressionnistes, et la musique. A cela Gustave et Martial ajoutèrent « plusieurs « violons d’Ingres » communs, comme la philatélie et le nautisme, l’architecture navale et l’horticulture pour Gustave, et la photographie pour Martial, dans lesquels ils excellèrent. Ils s’entendaient si bien qu’à la mort de leur mère, ils emménagèrent ensemble dans un luxueux appartement du boulevard Haussmann où ils vécurent neuf années, jusqu’au mariage de Martial. Vous en connaissez beaucoup aujourd’hui des frères célibataires riches qui décident de vivre ensemble ? Á la campagne, ma grand-mère m’amenait certes visiter ses deux frères ayant hérité de la ferme familiale, mais n’ayant trouvé ni l’un ni l’autre d’épouse, il me semble qu’ils n’avaient pas eu le choix.
A cet égard, j’ai découvert sur le web que le musée Jacquemart André avait eu la bonne idée d’organiser en 2011 une exposition « dans l’intimité des frères Caillebotte » de mise en regard des tableaux de Gustave (50 toiles) et des photographies de Martial (130 retirages).
Peintre, collectionneur et mécène de l’impressionnisme
Après une licence de droit, une fois démobilisé à la fin de la guerre franco-prussienne, en 1871, à 23 ans, Gustave décida de se vouer à la peinture et entra dans l’atelier du très académique Léon Bonnat pour préparer le concours des beaux-arts, qu’il intégra mais qu’il quitta au bout d’un an. En 1873, il rencontra Degas qui l’emmena l’année suivante à la première exposition d’artistes que l’on nommera par la suite impressionnistes, dans l’ancien atelier de Nadar. Il fut d’emblée conquis par la nouveauté des sujets et cette nouvelle manière de peindre. Dans le même temps il commença à se constituer une collection de tableaux de ses nouveaux amis peintres, Renoir, Pissarro, Monet… dont il soutint matériellement les plus nécessiteux. En tant que peintre, il fut invité à rejoindre le groupe et à participer en 1876, à la deuxième exposition impressionniste, où il exposa notamment ses« raboteurs de parquets » refusé au Salon officiel l’année précédente.
Cette même année, il perdit son jeune frère René qui avait seulement 25 ans, deux ans après son père ; traumatisé, il répétait alors souvent « on meurt jeune dans la famille » et il rédigea par conséquent son premier testament, dans lequel il légua à l’État sa collection. Il s’impliqua de plus en plus dans la vie du groupe et organisa et finança la troisième exposition impressionniste en 1877, dans un appartement loué pour l’occasion rue Peletier. Il joua un rôle moteur dans la difficile cohésion du mouvement, pour cela il fut notamment à l’initiative, à partir de 1882, des dîners mensuel au café Riché qu’il payait de ses deniers...
Caillebotte est résolument un peintre réaliste dont le programme est de peindre la vie moderne, sans souci de plaire ni de vendre, avec un mélange unique de naturel et de rigueur formelle. Sa modernité et son originalité apparaissent davantage dans le choix des sujets empruntés à la vie contemporaine, selon des cadrages audacieux et les points de vue insolites, à Paris, Yerres ou au Petit Gennevilliers, que par la technique qu'il pratique (« loin de privilégier la touche visible, sa peinture est le plus souvent « léchée », lisse, presque classique »). « Caillebotte prend pour sujet son environnement immédiat (le Paris d’Haussmann, les villégiatures des environs de la capitale), les hommes de son entourage (ses frères, les ouvriers travaillant pour sa famille, ses amis régatiers, etc.) et en fin de compte sa propre existence. Répondant au programme « réaliste », il a fait entrer dans la peinture des figures nouvelles comme l’ouvrier urbain, l’homme au balcon, le sportif ou encore l’homme nu dans l’intimité de sa toilette ».
On dirait aujourd’hui qu’avec l’art de peindre, il a « documenté » sa vie, comme chacun le fait plus ou moins, avec plus ou moins de talent, depuis que la photo s’est démocratisée.
Sa modernité et son originalité apparaissent davantage dans le choix des sujets que par la technique qu'il pratique
Le projet singulier de Caillebotte de peindre la vie moderne, sa vie bourgeoise, ce qu’il aime, saute aux yeux dans cette exposition. Le choix du commissariat d’avoir pourtant retenu comme fil directeur le thème de la figure masculine (« Peindre les hommes ») est bien moins évident. L’hypothèse de « l’expression d’une nouvelle masculinité » au travers de sa peinture, encore moins.
Le commissaire français de l’exposition, Paul Perrin, justifie ce choix par le fait que dans la production de peinture de figures de Caillebotte, on trouve essentiellement des hommes (70%), ce qui est singulier par rapport à celle de ses amis impressionnistes, Manet, Degas ou Renoir, où la figure féminine l’emporte largement.
Soit, toutefois si l’on parcourt l’ensemble de sa production, la peinture de figures apparaît minoritaire, ce qui fait écrire à Harry Bellet dans le journal Le Monde que cette exposition offre « un regard biaisé sur Caillebotte en nous privant de pans entiers de son œuvre ». Après admettons, c’est une sélection comme une autre, qui rappelle l’austérité du vestiaire des bourgeois en cette fin de XIXe siècle prude, qui sortent toujours vêtus d'étroites redingotes et jaquettes le plus souvent noires, la tête couverte de leur chapeau haut de forme, qu’ils abandonnent seulement dans leurs loisirs sportifs ou au jardin : que le soleil brille, leur mise se fait plus légère, plus confortable, dans des tons clairs, avec des tricots de peau à manches longues et même courtes, dévoilant enfin un peu leur corps musclé. Quant aux ouvriers, ils portent une ample blouse (proche de celle des artistes-peintres), colorée, bleue, ou claire, blanche.
Un homme nu de dos en train de s’essuyer
Résolument soucieux de représenter la vie réelle, il a également peint deux toiles d’un homme nu faisant sa toilette dans une salle de bain équipée d’une baignoire en cuivre, une scène d’intimité représentant un corps masculin fort éloigné du nu idéalisé de la peinture académique. Ainsi, l’homme de dos qui s’essuie a été exposé une en 1888 à Bruxelles dans une pièce à part réservée aux spécialistes, car seule fois le tableau fut alors jugé susceptible de susciter la gêne par son impudeur. En effet, l'homme dénudé paraît dans la société du XIXe siècle plus obscène et choquant qu'une femme nue, et le nu masculin se fait graduellement d'autant plus rare que prolifèrent les femmes au bain peintes par les amis et contemporains de Caillebotte.
De nos jours, les commentateur.trice.s y voient la marque du « triomphe de la virilité » et de la domination masculine prévalant au XIXe siècle. Pour ma part, lors de l’exposition « Masculin / Masculin. L'homme nu dans l'art de 1800 à nos jours » en 2013, je me demandais si le corps nu de l’homme ne posait pas alors problème en tant qu’objet de désir des femmes, et par-dessus tout en tant que possible objet de désir d’autres hommes, à une époque où l’homosexualité était associée à l’efféminement, avec la caution intellectuelle de la médecine.
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Ainsi Violaine de Montclos dans le Point n’hésite pas à consacrer Gustave Caillebotte « grand maître du mâle » et sa peinture « une ode sidérante à la virilité ». Pour elle, ce dos d'homme nu découvrant ses fesses et ses testicules « est évidemment un emblème. Et à Orsay, il sera sans aucun doute le point névralgique de l'exposition [...], l'énigme qui aimantera les visiteurs et interrogera le regard – unique parmi les peintres de son époque – que Caillebotte ose poser sur les hommes qui l'entourent. »
Un monde d’hommes… et d’une femme
On se calme Violaine, ça fait combien de temps que tu ne fréquentes plus les hommes ? A sa décharge, la présentation de l’exposition se situe dans la même veine : « la nouveauté et la puissance de ces images questionnent aussi bien l’ordre social que sexuel. Au-delà de sa propre identité, celle de jeune et riche célibataire parisien, Caillebotte porte au cœur de l’impressionnisme et de la modernité une profonde interrogation sur la condition masculine. » De là à découvrir et dévoiler chez Caillebotte une orientation homosexuelle, il n’y a qu’un pas, qui fut franchi dans les années 1990 par des historiennes féministes.
Pour ma part, mais mon gaydar s’est peut-être déglingué, j’ai vu seulement un homme, affranchi de la nécessité de plaire, qui « a peint ce qu’il aimait, son environnement : ses frères, ses amis, les sportifs qu’il côtoyait ou les ouvriers qu’il observait au travail », de toute évidence une banale homosocialité masculine, qui a pour pendant toutes ces femmes et enfants qu’a peints sa contemporaine Berthe Morisot.
Ces spéculations sur son homosexualité même refoulée, m’apparaissent d’autant plus vaines que l’exposition comporte un nu grand format, pour le coup érotique, celui d’une femme allongée sur un canapé, « pourvue d’une impressionnante et flamboyante toison pubienne », qui se titille le téton du bout des doigts, et qui pourrait bien être Charlotte Berthier, de dix ans sa cadette, compagne de l’artiste dès la fin des années 1870, et qu’il dota par testament d’une belle rente viagère.
« Caillebotte : peindre les hommes » au Musée d’Orsay jusqu’au 19 janvier 2025
"It's a Man's Man's Man's World" interprété par Seal (James Brown et Betty Jean Newsome, 1966)