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Publié le 11 Avril 2024

La possibilité de la guerre

 

Mais va-t-il un jour la fermer un peu notre « consternant de la République » ! Il ne se passe pas un jour sans qu’il se croit obligé d’intervenir tous azimuts : après son appel au « réarmement démographique du 16 janvier », le week-end du Sidaction, il grillait la priorité de sa ministre de la santé en faisant la promotion du préservatif gratuit pour les jeunes de notre pays, entre les deux, le 26 février, à l'issue d'une conférence internationale de soutien à l'Ukraine réunie à Paris, prenant tout le monde de court, « le chef des armées » français déclarait à un journaliste que l'envoi de troupes occidentales au sol en Ukraine ne devait pas « être exclu » à l'avenir», soulevant un tollé immédiat quasi général.

A l’exception des petites républiques Baltes qui savent à quoi s’en tenir avec les Russes, et qui ont soutenu Macron, tous nos partenaires se sont immédiatement désolidarisés de cette escalade belliqueuse verbale, mettant ainsi à mal le nécessaire mais fragile consensus européen et au sein de l’OTAN pour soutenir l’Ukraine (la Hongrie d’Orban et désormais la Slovaquie de Fico sont pro-russes) et donnant du grain à moudre à Poutine et sa clique.

En fait d’«ambiguïté stratégique » que prône désormais notre monarque va-t-en-guerre, pour raccommoder les morceaux et rationaliser sa sortie intempestive, diplomates, conseillers, experts et journalistes ont ramer comme des beaux diables pour produire un narratif justificatif qui se tienne, en étalant sur la place publique par exemple le fait que des Occidentaux sont déjà déployés en Ukraine.

De leur côté, en France, les oppositions de tous bords, de La France insoumise au Rassemblement national, en passant par les socialistes et la droite, ont condamné la "folie" d'un engagement militaire, comme 8 Français sur 10. Pour une fois, je me suis retrouvé du côté des partis extrémistes de mon pays et d’accord avec mon frère Melvil qui a posté sur notre fil politique Whatsapp : « ce type est imprévisible et incontrôlable. C’est un homme dangereux ! », même s’il faut raison garder : le plus grand danger se trouve en Russie.

 

Photo Olexandre Glyadyelov, Kyiv, Retroville, Mars 2022
Olexandre Glyadyelov, Kyiv, Retroville, Mars 2022

 

Mais justement, pour oser défier la dictature paranoïaque de Poutine, sa machine de propagande et de falsification de l’Histoire, à la tête d’un pays qui est classé 2e puissance militaire au monde notamment en raison de son arsenal nucléaire, et qui traite la vie humaine comme quantité négligeable, il me semble qu’il est raisonnable d’avancer groupés, avec pas mal d’atouts dans son jeu.

D’autant que Kiev n’a jamais demandé des renforts de troupes, ce qui lui manque par dessus tout, ce sont du pognon, des armes et des munitions pour éviter le « risque d’effondrement de l’armée ukrainienne » face à la puissance de feu de la Russie devenue une économie de guerre, soutenue par dessus le marché par d’autres dictatures, et pas des moindres (Corée du Nord, Iran, Chine), au moment où l’aide militaire américaine est bloquée au Congrès (et cessera si l’infâme Trump est réélu), et où les pays européens, livrent très en retard l’aide promise aux Ukrainiens, notamment pour des raisons de stocks et de capacités de production (selon Zelensky, l’Ukraine n’aurait reçu que 30 % du million d'obus promis à son pays par l'Union européenne).

Au-delà du fait que la France ne tient déjà pas toutes ses promesses passées d’aide militaire à l’Ukraine, dispose-t-elle de quelques points forts pour que le chef de l’État se soit permis cette improvisation hasardeuse ?

Sur le plan militaire d’abord. Certes, la France est l'un des neuf États qui possèdent l'arme nucléaire, et le seul de l’UE, toutefois il s’agit d’un dispositif défensif de dissuasion nucléaire, c’est-à-dire voué à ne pas être mis en branle, a fortiori pour aider l’Ukraine face à la guerre que lui fait la Russie. Le coût annuel du dispositif pour le maintenir opérationnel est estimé à 5,6 milliards en 2023, soit annuellement de 11 % à 13 % des dépenses annuelles de défense.

Qu’en est-il de nos forces armées conventionnelles et des capacités du secteur de l’armement dans la perspective d’une plus grande implication de notre pays dans une guerre de haute intensité comme celle que fait subir la Russie à l’Ukraine ?

 

La dissuasion nucléaire française - Reportage #cdanslair du 20.03.2024

 

En temps de paix, dans une démocratie où a été abolie la conscription, il n’est pas facile de se faire une idée de notre puissance militaire parce que les forces armées sont relativement invisibles pour les civils, même si depuis le lancement de l’opération Sentinelle pour renforcer le plan Vigipirate à la suite des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercasher de janvier 2015, il n’est pas rare de croiser dans les rues de jeunes soldats qui patrouillent, armés du vieux fusil d’assaut Famas de mon service militaire. En Ardèche, de temps à autre, le ciel tonne aussi au passage des avions de chasse de la base d’Orange. Et puis, parfois les médias nous livrent quelques informations filtrées par le SIRPA concernant des opérations extérieures (OPEX) de l’armée française, comme au Sahel où nous venons de nous faire sortir comme des malpropres, et bien sûr, une fois par an, la parade du 14 juillet.

Sur le web, j’apprends que la France compte la 2e armée d’Europe en effectif derrière la Pologne avec un peu plus de 200 000 militaires actifs, dont la moitié dans l’armée de Terre. Comme dans d’autres pays, elle ne parvient pas à recruter autant qu’elle le voudrait. Depuis 2014, le budget annuel alloué à la Défense dans le cadre de lois de programmation militaire dessine un montée en puissance avec la plus forte augmentation pour 2024 (47,2 milliards d’euros, hors pensions, soit 3,3 milliards d’euros de plus que l’année précédente), à savoir près de 2 % du PIB et 8 % des dépenses de l’État.

En ce qui concerne l’industrie de l’armement, on a appris en mars que la France était passée de 3e à 2e exportateur mondial, loin derrière les États-Unis et devant la Russie contrainte de réduire ses exportations en raison de la guerre en Ukraine, surtout grâce aux Rafales et aux missiles qui les équipent, vendus principalement au Proche et Moyen Orient. En effet, l’industrie de l’armement est l’un des derniers secteurs compétitifs tricolores, il emploie 200 000 personnes, de manière directe et indirecte (13 % des effectifs industriels). Le soutien de l’État par ses commandes, ses aides à la recherche et du développement (R&D) des systèmes de défense « fait partie intégrante de sa stratégie de défense du pays ».

 

Photo Olexandr Glyadelov Ukraine 2022
Olexandr Glyadelov Ukraine 2022

 

Pour autant, la France dispose-t-elle d’une puissance militaro-industrielle l’autorisant à défier la Russie de Poutine ? Autrement dit « Sommes-nous prêts pour la guerre ? ». Jean-Dominique Merchet,  journaliste spécialiste des questions de défense vient opportunément de sortir un ouvrage qui pose cette question. Le sous-titre est sans équivoque : « L’illusion de la puissance française ».

Selon lui, la France, comme ses partenaires européens, serait incapable de soutenir un conflit de haute intensité. « Nous n'avons pas les moyens humains et matériels employés à Gaza ou en Ukraine : si on mettait l'armée française sur le front ukrainien, on tiendrait 80 kilomètres de front, alors que le front en fait plus de 1000 ! » Et combien de temps ?

Bien que l’autonomie en production et fourniture d’armement de la quasi-totalité des équipements nécessaires aux armées soit visée, la France a privilégié la qualité (avions Rafale, canons Caesar) à la quantité, mais, au-delà d’un certain seuil d’engagement, cela ne suffit plus. « L’armée française, c’est l’armée américaine, mais en version bonsaï », résume-t-il.

 

 

Macron boxe à la Lanterne, photo Soazig de la Moissonniere
Macron boxe à la Lanterne, photo Soazig de la Moissonniere

 

Qu’en est-il du nerf de la guerre ? A savoir la puissance financière. Dix jours avant de défier Poutine, Macron signait avec Zelensky un accord de défense avec une promesse «jusqu'à trois milliards d'euros» d'aide militaire supplémentaire pour 2024 à l'Ukraine, en plus des sept milliards de soutien déjà annoncés par Berlin, et qui viennent s’ajouter aux 4 milliards d’aide de ces deux années de guerre. Peu de temps après le gouvernement a semblé découvrir l’état critique des finances publiques. Il faut depuis trouver au plus vite 10 milliards d’économies. Qu’au plus haut niveau la vue soit aussi courte n’est vraiment pas de nature à rassurer. Même s’il est permis de douter de la surprise, voilà où mènent les gesticulations et la communication politique permanentes !

En fait de « l’économie de guerre » que Macron appelait de ses vœux en 2022 à Eurosatory, le plus grand salon international de la défense, l’exécutif se trouve à la tête d’un pays dont la situation financière n’a cessé de se dégrader pour atteindre de nos jours un niveau critique, dans un contexte de faible croissance en valeur (0,9 % en 2023), de remontée des taux d’intérêt (le Trésor public paie en moyenne 2,95%) et la menace de dégradation de la note de la France par les agences de notation, toutes choses réduisant la soutenabilité de la dette publique : fin 2023 cette dernière représentait plus de 110 % du PIB et le déficit public 5,5 % du PIB. Seules l’Italie et la Grèce ont une situation plus alarmantes et encore ces deux pays sont sur une trajectoire d’amélioration. Le récent accord européen d’assouplissement du « pacte de stabilité » limitant pour chaque pays le déficit des administrations publiques à 3 % du PIB et la dette à 60 %, ne desserre guère l’étau puisqu’il vise le redressement des finances publiques sans compromettre les investissements.

Autant dire que les marges de manœuvre pour de nouvelles dépenses sont extrêmement faibles, toutes choses égales par ailleurs. Pour quelqu’un qui vient de la banque, notre chef de l’État semble pourtant s’en soucier comme d’une guigne. A croire qu’il sévissait au Crédit Lyonnais, et non chez Rothschild !

Ceci dit, il serait malhonnête de lui faire porter seul la responsabilité de cette Bérézina puisque le niveau de la dette publique provient d’abord du fait que les comptes publics sont déficitaires chaque année depuis 1974. En revanche, il revient au chef de l’État la responsabilité des dépenses excessives du « quoi qu’il en coûte » de la pandémie du Covid et du « bouclier tarifaire énergétique » pour tous qui a suivi (260 milliards d’euros d’argent public depuis 2020), et autres prodigalités comme la suppression de la taxe d’apprentissage (manque à gagner 19 milliards), de la redevance audiovisuelle (manque à gagner 3,2 milliards), et le remplacement de l’ISF par l’ISFI (manque à gagner 4,5 milliards).

 

Photo au smartphone de Dmitry Markov coffré au cours d'une manifestation d'opposition à Poutine demandant la libération d'Alexei Navalny en 2021
Photo au smartphone de Dmitry Markov coffré au cours d'une manifestation d'opposition à Poutine demandant la libération d'Alexei Navalny en 2021

 

Bref, une fois de plus le chef de l’exécutif aurait été inspiré de la boucler et de se contenter de participer à la réunion des chefs d’État et de gouvernement européens, à Bruxelles le jeudi 21 mars. A l’exception de la Hongrie et de la Slovaquie, tous les pays membres sont convaincus qu’il leur faut accroître au plus vite l’aide militaire à Kiev. S’il n’est plus question d’utiliser les avoirs russes gelés pour financer la résistance de l’Ukraine, essentiellement pour le précédent politique et juridique que cela constituerait (les pays de l’UE ne sont pas en guerre avec la Russie), ainsi que pour les conséquences dommageables que cela pourrait entraîner, l’assemblée a soutenu la proposition de la Commission, prévoyant d’utiliser les intérêts des actifs russes immobilisés en Europe – 3 milliards d’euros par an – pour financer les dépenses militaires de Kiev, dont un premier milliard pourrait être versé selon Von der Leyen au 1er Juillet.

Des initiatives loin de faire consensus mais inimaginables il y a peu, comme s’endetter ensemble pour financer leur industrie de défense et livrer des armes à l’Ukraine, ont également été discutées. Les Vingt-Sept ont ainsi demandé à la Commission d’explorer « toutes les options » et de leur remettre un rapport sur le sujet en juin prochain.

Si aucun pays de l’UE n’est en mesure à lui seul de changer le cours de la guerre en Ukraine, la lourdeur des institutions européennes apparaît toutefois inadaptée à la gravité de la situation de l’Ukraine.

 

Yevhen Berdnyk est pris en charge par le centre de réhabilitation Recovery, à Kiev, le 12 mars 2024. RAFAEL YAGHOBZADEH
Yevhen Berdnyk est pris en charge par le centre de réhabilitation Recovery, à Kiev, le 12 mars 2024. RAFAEL YAGHOBZADEH

 

Les députés français n’ont pas voulu faire payer au chef de l’État ses « déclarations de va-t-en-guerre irresponsables », ils ont très majoritairement approuvé l’accord de sécurité signé entre Paris et Kiev. Ainsi, 372 députés ont voté pour, 99 contre (les groupes LFI et communiste) et 101 se sont abstenus (dont le groupe RN).

Deux ans après le début de l’invasion russe, alors que seul un européen sur dix pense que l'Ukraine peut encore gagner la guerre,  Macron a répondu favorablement à la demande de ce débat parlementaire avec vote non contraignant, à la fois pour que le consensus nécessaire en matière de défense puisse s’exprimer, mais aussi pour obliger Rassemblement national et Insoumis à assumer publiquement leurs positions, à trois mois d’élections européennes qui s’annoncent délicates pour le camp présidentiel. Ce qui a permis au Ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné d’affirmer : « c’est un moment de clarification (…) Il y a ceux qui sont avec les Ukrainiens et les extrémistes qui sont avec le Kremlin », et à Marine Le Pen d’accuser le gouvernement de placer les oppositions devant « un choix indigne » dans un but « électoraliste » : « Soit on est pro Macron, soit on est accusé d’être pro Poutine. »

 

Ukraine Oblast de Donestsk Ligne de front de Bakhmout 14 juill 2023 Soldat soigné après avoir subi les effets de souffles de bombardements, photo Guillaume Herbaut
Ukraine Oblast de Donestsk Ligne de front de Bakhmout 14 juill 2023 Soldat soigné après avoir subi les effets de souffles de bombardements, photo Guillaume Herbaut

 

Ainsi, il ne fait aucun doute que le camp présidentiel veut se servir de l’Ukraine pour gagner des voix aux élections européennes. Toutefois Macron semble avoir nui à sa propre stratégie avec ses déclarations sur l’envoi de troupes terrestres plutôt de nature à lui en faire perdre. A cet égard, il est toujours intéressant de regarder ce qu’il se passe ailleurs : en Slovaquie, le candidat pro-européen Ivan Korčok qui était sorti favori au premier tour de l’élection présidentielle, a dû s’incliner au second tour devant son rival Peter Pellegrini, allié du gouvernement populiste de Robert Fico, au terme d’une campagne où ce dernier n’a cessé de l'accuser d’être favorable au soutien à Kiev, et de vouloir ainsi entraîner la Slovaquie dans la guerre.

Post-scriptum

A la fin du dîner, j’ai demandé à Manuel comment avait été reçu en Espagne le coup d’éclat de Macron. Sa réponse m’a surpris. Selon lui, il a bien fait car Poutine, qui a transformé la Russie en économie de guerre, ne s’arrêtera pas à l’Ukraine, et il ne comprend que le rapport de forces. D’ailleurs, pour lui, la Russie nous a déjà déclaré la guerre avec « la guerre hybride » qu’elle mène dans le cyberespace, qu’il s’agisse d’attaques visant des entreprises et des administrations ou de manœuvres de désinformation. Son opinion est qu’on a plus à craindre de « l’esprit de Münich » en 1938 que de l’engrenage du jeu des alliances de 1914, qui tous deux nous ont conduit aux deux guerres mondiales du siècle précédent. Mais Poutine est-il vraiment plus puissant que jamais ?

 

 

WAR - Oleg Sosnov, photos Olexandr Glyadelov

 

 

Les carnets de Siegfried (Benediction) réalisé par Terence Davies, avec Jack Lowden, Calam Lynch, Tom Blyth

 

 

Tarik - Le déserteur (reprise de Boris Vian - 1955)

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