bisexualite

Publié le 13 Février 2022

Notes de lecture de l’ouvrage d’Emmanuel Todd
« Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes »

 

Couverture du magazine Elle 1971
Couverture du magazine Elle 1971

 

Le titre de ce billet est un clin d’œil au livre du sociologue Pierre Bourdieu : la domination masculine publié en 1995, qui cherchait à expliquer les causes de la permanence de la domination des hommes sur les femmes en s'appuyant surtout sur une étude anthropologique d'un cas très particulier, celui de la société berbère de Kabylie.

Dans un billet qui date désormais de plus de 10 ans, « la cause des femmes », déjà j'avais exprimé de grandes réserves concernant l'idée de femmes occidentales, éternelles victimes de la domination masculine, et ce, sur la base de quelques faits têtus.

Il y a peu, j'ai étoffé mon propos dans un autre article, « guerre des sexes : vers un inexorable séparatisme ? », à l'aune du vacarme antimasculin des néo-féministes, relayées par les réseaux sociaux et les médias, et des effets pervers que je pouvais constater jusque dans mon propre entourage.

Quelques jours après cette publication, ma nièce Justine venait dîner à la maison en m'apportant l'exemplaire rutilant du dernier Emmanuel Todd, « Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes », en me disant : « Je ne l'ai pas encore lu mais je te le prête, ça va te plaire, Todd se paye Mona Chollet. »

Oh que oui, ça m’intéressait ! Enfin, un ouvrage critique ! Emmanuel Todd ? Il me semble me souvenir que je n’ai pas toujours été d’accord avec ses thèses et à ses engagements, pourtant, en parcourant la 4e de couverture et le sommaire de son livre, il était évident que ce livre tombait à pic et qu’il marquait le début d’une réaction et peut-être, qui sait, un nouveau « Zeitgeist », un nouvel air du temps.

Par dessus tout, j’avais hâte de connaître le plaisir du « biais de confirmation » des pages relatives à la « matridominance idéologique ».

Conscient du risque qu’il prenait en contestant le tour pris par le « féminisme antagoniste », Emmanuel Todd a dédicacé ainsi chaque exemplaire envoyé gratuitement aux médias par le service de presse de son éditeur : "En espérant que ce nouveau livre ne signe pas la fin de ma vie sociale."

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chevauch%C3%A9e_des_Walkyries

Sans surprise, si j’en juge les résultats d’une requête sur le web, la réception dans les médias d’« Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes » semble globalement plutôt mauvaise. J’écris « semble » car les articles étant réservés aux abonnés, je n’ai pu me faire une idée de ceux que je n’avais pas achetés seulement sur le titre et le début de l’article.

Sans surprise non plus, les journalistes qui médiatisent sont très majoritairement des femmes, ce qui conforte l’hypothèse d’hégémonie culturelle acquise par les femmes dans la sphère médiatique, au moins sur ce sujet  : pour la presse, 7 papiers signés par des femmes, 1 par un homme, 1 cosigné par un homme et une femme ; pour la radio, France Inter a choisi de donner la parole à Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, dans la bien nommée tranche « en toute subjectivité », deux entrevues honnêtes avec l’auteur, l’une sur France Culture par Olivia Gisbert, comme toujours intelligente et professionnelle, l’autre sur Radio Classique par Renaud Blanc.

La palme de la partialité, de la mauvaise foi, avec volonté patente de disqualifier l’auteur, revient peut-être à Juliette Cerf de Télérama, qui faute d’avoir de toute évidence lu cet ouvrage de 400 pages, ne résiste pas à la grosse ficelle de disqualification d’Emmanuel Todd, par un « argumentum ad personam » en le rangeant dans la case « masculiniste », comme on disqualifie aujourd’hui dans les médias toute personne osant émettre un doute sur la pertinence de la politique sanitaire anti-covid, en la précipitant dans l’oubliette « anti-vax » et « complotiste ».

Indubitablement, Florent Georgesco, du Monde livres, n’a aussi pas pris la peine d’appréhender la réflexion d’Emmanuel Todd, si l’on en juge le reproche principal qu’il lui fait - et qu’on peut lui retourner à notre tour : celui de ne faire que donner son opinion. Les éléments de son CV que j’ai pu glâner (il a dirigé en 2010 un ouvrage de même volume que celui de Todd sur Gabriel Matzneff), me laisse penser qu’il n’avait ni l’intérêt, ni la compétence pour critiquer un ouvrage d’anthropologie historique.

 

Danny Lyon Weightlifters. Ramsey Prison, Texas. 1968.
Danny Lyon Weightlifters. Ramsey Prison, Texas. 1968.

 

Pourtant, Emmanuel Todd demeure convaincant sur un certain nombre de points :

  • la mise en évidence d’une « matridominance éducative » et plus généralement « idéologique » en France, en particulier grâce à une étude des doctorats sur theses.fr par discipline depuis 1985 ;

 

Thèses : proportion des femmes par discipline et année de soutenance - source : Emmanuel Todd
Thèses : proportion des femmes par discipline et année de soutenance - source : Emmanuel Todd

 

  • Le constat qui en résulte d’une « classe moyenne matridominante », en particulier dans le secteur public, dans des sociétés en cours de tertiarisation accélérée, et d’une « patridominance résiduelle » fragilisée, via les grandes écoles des sciences de l’ingénieur et d’administration, dans les fonctions de direction et d’encadrement les plus élevées de la société (« patridominance économico-bureaucratique ») ;

  • le « féminisme antagoniste » provient de la tension entre une « matridominance idéologique » au sein des classes moyennes, dont l’épicentre appartient aux « cadres et professions intellectuelles supérieures » de l’enseignement et du journalisme et une « patridominance résiduelle économico-bureaucratique » ;

  • cette matridominance a par conséquent inversé une tendance modérée à l’hypergamie féminine (propension à former un couple avec un homme plus âgé, plus riche et plus éduqué), avec une hypogamie féminine devenue dominante à tous les niveaux d’éducation et d’études, tandis que le célibat définitif des hommes non diplômés s’est accentué ;

  • Pour les femmes des milieux populaires (NDR mais aussi de l’autre moitié de l’humanité qui constitue cette classe sociale), où l’entraide entre hommes et femmes est la plus nécessaire pour la survie économique, l’instabilité du couple, l’antagonisme homme-femme est destructeur : « Le féminisme petit bourgeois actuel est nocif pour les femmes des milieux populaires et ne peut en aucune manière représenter les femmes de manière générale. » Ce féminisme antagoniste s’accompagne d’une augmentation des familles monoparentales qui, dans une écrasante majorité de cas, sont des mères seules avec enfants, au bas de la structure sociale, alors que dans le même temps « les classes moyennes officiellement ouvertes à toutes les expériences sexuelles retournent en cachette à une vie conjugale sécurisante. »

  • En Suède, pourtant pays « numéro 1 du féminisme » selon le Global Gender Gap Report, on observe la persistance d’une division sexuelle du travail, notamment au niveau de la différenciation des métiers selon les sexes : ainsi pour ne reprendre que deux exemples de la statistique citée : 93 % des infirmiers sont des femmes, 98 % des maçons, charpentiers et électriciens sont des hommes.

 

Popular sports magazine cover
Popular sports magazine cover

 

L’ouvrage comporte bien d’autres développements qui m’ont intéressé, bien que je ne puisse juger de leur validité, notamment l’idée que la dénonciation du « patriarcat » ne serait pas pertinente sur le temps long de l’histoire de l’humanité (pas de survie possible sans solidarité entre les sexes, avec une division sexuelle du travail). En outre pour Emmanuel Todd, la dénonciation du patriarcat ne serait pas justifiée dans nos sociétés de culture catholique, il s'agirait d’une importation du monde anglo-saxon protestant où prévalait le patricentrisme.

Une autre hypothèse me séduit, celle autour d’un éternel masculin, celui la fragilité des hommes, incapables de concevoir et porter leur descendance. Là où Françoise Héritier voyait la clé de la domination masculine sur le corps et le destin des femmes, pour Emmanuel Todd, « dans la plus pure tradition de Margaret Mead », cette incomplétude leur donnerait la motivation profonde de compenser par l’action, leur incapacité à faire des enfants, ce qui les conduit naturellement à s’investir dans « le collectif », « phénomène dans lequel les individus acceptent leur dépassement par le groupe », qui n’a rien à voir avec l’altruisme (la guerre n’est pas altruiste) et, je rajoute, à prendre davantage de risques. De manière tout autant irréductible, les femmes resteraient « spécialisées dans l’individuel familial » et le « care », entendu dans une dimension interindividuelle et non collective.

J’entends d’ici l’accusation peut-être méritée de sexisme. En effet, je trouve l’idée valide pour un homme ou une femme sans progéniture, mais pour rester au ras des pâquerettes et dans la sphère de « l’individuel familial », rien n’empêche l’homme (à part la mère de ses enfants), de prendre sa part dans l’éducation de ses enfants dès que l’enfant n’a plus besoin du sein de sa mère, et de donner ainsi un sens à sa vie. Mais Emmanuel Todd n’en reste pas là, si j’ai bien compris, il émet l’hypothèse qu’on devrait à ce nouvel état des rapports de forces des sexes, l’effondrement des croyances collectives, au nombre desquelles les croyances religieuses, les ravages de la révolution néolibérale, et notre désindustrialisation. Pas moins. Dis Manu, rassure-moi ! C’est une provocation, n’est-ce pas ? Dans une entrevue, Emmanuel Todd reconnait tout de même que ce sont les thèses les plus discutables de son livre.

 

Jordan Deschamps Dance Company, France
Jordan Deschamps Dance Company, France
Le rôle de la matridominance idéologique dans le phénomène LGBT+

 

Pour autant, il y a dans cet ouvrage trois chapitres importants pour notre « fonds de commerce » mais non évoqués à ma connaissance dans les médias, celui du rôle joué par la domination éducative et idéologique des femmes dans l’avènement dans le débat public de phénomènes minoritaires, autour des questions LGBT+ ou de « la théorie du genre » (pour citer l’expression de leurs opposants).

Force est d’avouer que cette extension sans fin du domaine des identités autour du sexe, du genre et leurs combinaisons « intersectionnelles » nous a laissé plutôt perplexes, pour ne pas dire agacés. Ce doit être une question de fossé intergénérationnel, si j’en juge l’importance que leur accordent ma nièce Nausicaa et sa copine Lena qui sont venus récemment dîner à la maison à l’occasion d’un séjour à Paris de Nausicaa.

Le focus que fait Emmanuel Todd sur ce sujet éclaire une évolution que nous devinions confusément. L’homophobie étant "une affaire d’hommes" (« une répression que certains hommes imposent à d’autres hommes, ou éventuellement à eux-mêmes ») et beaucoup plus rarement de femmes, il n’est pas étonnant que « l’homosexualité cesse d’être le problème d’une société qui passe en matridominance idéologique ». Comme la religion fonde aussi l’homophobie, la dissolution de la croyance religieuse a libéré les femmes puis les homosexuels masculins, autorisant ainsi l’émergence d’une identité gay. A cet égard, en s’appuyant sur le contre exemple des pays asiatiques où l’identité gay n’a pas émergé, Emmanuel Todd se demande si, après le problème posé par la sexualité dans le christianisme, faire de l’orientation sexuelle l’élément central d’une identité personnelle, ne revient pas à maintenir cette obsession de la sexualité.

Pour l’auteur, on a pu également observer un militantisme supérieur des femmes pour faire aboutir l’établissement du « mariage pour tous » car, contrairement aux hommes, les femmes disposent de la capacité reproductive.

De même, des études dans plusieurs pays occidentaux font état d’une stagnation de l’homosexualité en général et de l’homosexualité masculine en particulier, mais d’un envol de la bisexualité féminine, en tant que pratique et identification. Todd de conclure : « Osons le dire : au sein des minorités sexuelles, les femmes prennent le pouvoir. Elles le font plutôt par la bisexualité que par l’homosexualité. C’est ainsi que le B de bisexuel est venu se coller au G de gay et au L de lesbienne, des identités fondées sur l’orientation sexuelle, avant que ne soit rajouté le T de trans qui fait référence à une identité de genre en désaccord avec le sexe biologique pouvant conduire à une transition : on parle désormais de « dysphorie de genre », par exemple une femme biologique de conception qui se pense et « devient » homme.

Le Ngram viewer de Google permet de dater l’émergence des termes "transgenre" en anglais puis en français au début des années 1990. Todd ne manque pas de mettre en regard sa centralité idéologique et sa très faible importance quantitative, ce qui n’empêche pas qu’il soit établi une hausse du phénomène des « réassignations » dans les années 2000 dans laquelle les mères pourraient jouer un rôle essentiel.

De nouveau, Emmanuel Todd émet l’hypothèse que ce mouvement général de dilution des identités qui tente d’abolir la catégorie fondamentale : l’opposition hommes-femmes, pourrait trouver son moteur dans l’émancipation des femmes. Sur ce point, comme d’autres posées dans ce livre important, la question reste ouverte.

 

 

Aya Nakamura - Pookie (dans la playlist de José pour le réveillon du jour de l’an)

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